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Arts-chipels.fr

Je voudrais parler de Duras. Vivre et souffrir d’amour.

© Julie Dubier

© Julie Dubier

Cette évocation de la passion exclusive qui lia, seize années durant, la romancière et cinéaste à un jeune homme qui, par amour, accepta de devenir sa créature, est, au-delà de sa force émotionnelle, admirablement servie par la sobriété de la mise en scène et par le jeu sans emphase et tout en retenue de Julien Derivaz.

Il était une fois un jeune homme, un philosophe en herbe passionné de littérature. Lorsqu’il abandonna Stendhal et Proust pour les Chevaux de Tarquinia de Marguerite Duras, il ne se contenta pas de faire trempette dans le roman. Il s’y immergea, s’en imprégna au point de ne plus lire autre chose. Collectionneur frénétique de toutes les œuvres et de toutes les éditions de la dame qui l’avait écrit, il fait des inflexions de la langue durassienne son alpha et son oméga, son jardin secret soigneusement entretenu. Une deuxième vie, intérieure, à l’écart de celle qu’il continue de mener avec ses ami e s. Jusqu’au jour où, à l’occasion d’une conférence dont elle est l’invitée, il rencontre l’autrice dont les mots l’habitent et l’obsèdent. Durant six ans, il lui écrit. Des lettres d’amour à propos de ses œuvres, des lettres demeurées sans réponse, traversées de périodes de silence. Elle lui envoie ses livres mais ne lui répond pas. Jusqu’au jour où… ils se téléphonent puis se rencontrent chez elle, à Trouville. Entre le jeune homme âgé d’à peine plus de vingt ans qui se vit comme homosexuel et l’écrivaine à l’automne de sa vie – elle a plus de soixante-cinq ans – se construit une passion dévorante qui les entraînera dans seize années d’une vie commune traversée d’alcool et de crises, jusqu’à la mort de Marguerite Duras en 1996.

© Julie Dubier

© Julie Dubier

Le récit de l’ « Autre »

Ce n’est pas la voix de Marguerite Duras que fait entendre le spectacle mais celle du jeune Yann Lemée rebaptisé « Andréa » par l’écrivaine, comme elle s’emparera de ce qui le définissait pour le refaçonner selon sa propre volonté. Yann Andréa, devenu homme de lettres, ne cessera d’écrire sur et autour de Marguerite Duras, comme si, tant vivante que morte, elle continuait de former le but unique de sa vie et d’occuper le centre de ses pensées. Des livres dans lesquels Josée Dayan (avec Jeanne Moreau dans le rôle de Marguerite Duras) a puisé. Le spectacle, quant à lui, tire sa source d’un entretien de l’écrivain avec la journaliste Michèle Manceaux, publié de manière posthume sous le titre Je voudrais parler de Duras, que reprendra au cinéma Claire Simon. Yann Andréa y livre son approche de cette passion hors norme, sa vérité de cette relation dévorante, conflictuelle parfois, qui l’a emprisonné comme un envoûtement. Commencé sur la scène comme un entretien avec des interviewers en voix off dans lequel le jeune Yann semble étrangement silencieux, enseveli sous les commentaires que les journalistes s’autorisent, il se poursuit dans l’atmosphère intimiste où il se raconte à Michèle Manceaux et nous livre sa version de la passion qui les a tous deux engloutis.

© Xavier Deranlot

© Xavier Deranlot

Un récit d’emprise et de domination

Ce que traduisent ses mots, c’est la complexité de la relation qui attache ces deux personnages l’un à l’autre, celle d’une autrice-icône qui se révèle femme amoureuse et celle d’un jeune homme, fasciné jusqu’à l’abdication de soi par l’œuvre de l’Autre, qui introduit dans l’équation un amour physique, charnel, à l’opposé de ses tendances. Il raconte cette passion exclusive qui les referme l’un sur l’autre, en tête-à-tête, leur enchaînement mutuel volontaire, mais aussi le rapport inégalitaire qui s’établit entre eux. Car Duras ne lui laisse pas d’espace propre. Sur un air de « Je vous aime. Tais-toi », elle décide de tout, pas seulement de son pseudonyme en littérature, mais aussi de sa façon de s’habiller, de se comporter. Elle choisit même ce qu’il doit manger, ne lui laisse aucune latitude, nulle permissivité pour être lui-même et vivre en dehors d’elle. Cette entreprise de dévoration, cette vampirisation, au-delà d’en être la victime consentante, Yann Andréa s’en fait partie prenante même si parfois il renâcle et se cabre. Avec acuité et lucidité, il évoque les effets de miroir de cette passion où chacun des personnages aime à la fois l’autre et l’amour que l’autre lui porte, où le regard de l’autre est le reflet dans lequel on se mire. Une mise en abîme à la fois fascinante et terrible.

Une passion fictionnelle

C’est par la littérature que surgit la passion. C’est à travers elle qu’elle vivra. Parce que la première rencontre est littéraire et que sa fiction est au centre. C’est en elle que s’enferme le jeune Yann avant de rencontrer Marguerite. C’est dans une fiction qu’elle l’enferme à son tour, faisant de lui un personnage qu’elle met en scène dans son écriture littéraire ou cinématographique. Fiction et réalité se phagocytent mutuellement et la passion, les deux pieds dans le réel, s’enrichit de sa littérature. Elle fabrique de la mythologie, hisse le réel au niveau du mythique. Dans l’aventure qui lie les deux personnages se fabrique une nouvelle fiction d’eux-mêmes qui les unit en même temps qu’elle les magnifie, qu’elle les fait plus grands qu’eux-mêmes. Mais dans le même temps, elle les asservit et les broie.

Un récit théâtre

Vide de tout accessoire hormis le petit bureau où la journaliste se tient en silence, complétant en de rares moments le monologue intérieur de Yann Andréa, la scène, devenue le lieu d’où Yann Andréa s’adresse au public comme à lui-même, se transforme en un espace mental, traversé de réminiscences, d’allers et retours dans le temps, de projections dans l’espace, la vaste étendue d’une mémoire en notations éparses où repères chronologiques et échappées belles prennent place dans un univers abstrait fait d’un voile blanc parfois traversé d’un peu de couleur ou d’un souffle de vent qui arrive de l’extérieur comme pour nous rappeler que le monde, autour, continue de suivre son cours, hors de l’enfermement d’une passion qui a aussi nom littérature.

© Julie Dubier

© Julie Dubier

Entre passion et emprise, la question des limites

Tout au long du spectacle on chemine, tant l'empreinte de l'autrice est forte, dans une atmosphère très durassienne qui ne laisse pas de captiver. Mais cette fascination a pour corollaire une gêne persistante. Car c’est une Duras dictatoriale qui apparaît, et plus seulement l'intellectuelle qui décrit à un Depardieu qui ne sait où se mettre ce qu’il ferait dans un Camion qu’il ne conduira pas. Ici, c’est dans l’intime qu’elle s’impose, dans ce qui touche au plus près de l’être. Comment accepter l’abdication et la renonciation à soi-même qui font escorte à l’amour fou dont elle abreuve Yann Andréa ? Est-ce toujours là le prix de l’intensité ? Au-delà de la néantisation qu’engendre le caractère absolutiste de la passion et des épousailles attendues d’Éros et de Thanatos, l’actualité se rappelle aussi à nous, et avec elle l’autre face de la belle histoire qui nous est contée : celle de l’emprise dont Yann Andréa se défend en revendiquant son acceptation consciente, mais qui n’en demeure pas moins, et que dénoncent des spectacles tel le Consentement écrit par Vanessa Springora qu’interprète Ludivine Sagnier. Car il s’agit bien d’emprise dans ce rapport inégalitaire, même si celle-ci n’a pas de réalité juridique, compte tenu de l’âge du jeune homme. Et de souffrance mêlée à la divine essence de cette relation hors norme. La mise à nu que propose le spectacle, dans sa vérité et sa sincérité, si elle ne laisse pas indifférent, en rend aussi toute la complexité d’analyse comme de jugement.

Visuel Jeanne Roualet

Visuel Jeanne Roualet

Je voudrais parler de Duras d’après Yann Andréa (Je voudrais parler de Duras © Éd. Fayard)

S Adaptation et mise en scène Katell Daunis (Asja Nadjar le 2 septembre) et Julien Derivaz S Lumière Lucien Laborderie S Mixage son Étienne Bonhomme S Régie générale Alban Thiébaut S Régie son Étienne Martinez S Régie lumière Lucien Laborderie S Production Bajour S Durée 1h S À partir de 14 ans Le Théâtre du Peuple est subventionné par le Ministère de la Culture – Direction régionale des affaires culturelles du Grand Est, la Région Grand Est, le Conseil départemental des Vosges, la Communauté de communes des Ballons des Hautes Vosges et la Ville de Bussang.

Du 11 août au 2 septembre 2023, du jeudi au samedi à 20 h

Théâtre du peuple, Bussang (Vosges)

TOURNÉE

25, 26 septembre 2023 : Théâtre des Déchargeurs, Paris

29, 30 mars 2024 : Théâtre de Cornouaille, Quimper

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