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Arts-chipels.fr

Cyrano de Bergerac. Une pièce au nez taillé pour Bussang.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

La vocation de théâtre populaire de Bussang, servie par les bons mots d’Edmond Rostand, trouve à travers Cyrano, dans la mise en scène de Katja Hunsinger et Rodolphe Dana, une expression joueuse et juste qui touche un public nombreux et conquis.

La péninsule olfactive de Cyrano fait partie intégrante de notre imaginaire culturel national et choisir pour cap son appendice hénaurme et disgracieux comme le propose Bussang s’inscrit dans le droit fil du projet du fondateur du théâtre, Maurice Pottecher. Car s’y retrouvent les piliers qui soutiennent la philosophie de Bussang : une volonté d’éducation populaire pour faire connaître à tous les publics les grandes œuvres de la culture, la participation de non professionnels à l’aventure théâtrale – présente dans le mélange des amateurs et des professionnels au sein du spectacle – et l’implication de la population et de bénévoles venus d’horizons divers pour en assurer le fonctionnement. Dans le souci d'associer un projet culturel de qualité avec la participation de non professionnels dans une aventure théâtrale ambitieuse, Cyrano de Bergerac coche toutes les cases. Parce qu’il joue de la superbe et de la brillance, parfois grandiloquente, du langage et de la vivacité de répliques qui sont dans toutes les mémoires ; parce que la multitude de personnages sollicités par la scène, aujourd’hui incompatible avec les réalités économiques du théâtre professionnel, trouve avec la participation d’amateurs un terrain propice ; parce que la forme versifiée de la pièce en alexandrins, qui dit la « grande » culture, va de pair avec le comique, enraciné dans la culture populaire.

© Christophe Raynaud de Lage

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Cyrano, le triomphe d’un jeune auteur à contrecourant

Cyrano de Bergerac est représenté pour la première fois en 1897 au Théâtre de la Porte-Saint-Martin. Considérée comme l’un des avatars d’un romantisme en perte de vitesse, qui n’est déjà plus de mode, écartée par son propos du vaudeville qui fait fureur et des courants naturalistes, véristes ou symbolistes qui agitent l’intelligentsia parisienne, la pièce dénote. Si l'on ajoute sa composition en alexandrins rimés alors que la prose triomphe, et même si ceux-ci se brisent en éclats dans le dialogue, elle porte en elle les ingrédients d’un ratage potentiel. Pourtant le succès est immédiat et sa traversée victorieuse du temps atteste de ce qu’elle fait résonner une fibre qui assure son succès. Régulièrement mise en scène depuis sa création – nombre de grands interprètes parmi lesquels Claude Dauphin, Pierre Dux, Jean Piat, Jean Marais, Jacques Weber, Jean-Paul Belmondo s’en sont emparé depuis le début du XXe siècle –, adaptée pour le cinéma et la télévision – on se souvient du film de Jean-Paul Rappeneau avec Gérard Depardieu –, parfois transformée en opéra, voire même en ballet (Roland Petit) ou en bande dessinée, elle n’a cessé de revenir au premier plan et il est remarquable de constater qu’elle fait encore salle comble à Bussang. Parce que les ingrédients qui composent sa mixture permettent à chacun d’y trouver son compte.

© Christophe Raynaud de Lage

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L’amour au cœur

C’est une histoire d’amour que choisit de raconter Edmond Rostand. Une histoire à faire pleurer dans les chaumières. Quasimodo au petit pied – la référence à Victor Hugo ne cesse d’être présente – le très laid Cyrano, pourtant plein d’esprit et de noblesse d’âme, aime, d’un amour désespéré, la belle Roxane, sa cousine, qui en aime un autre, plus avenant mais plutôt lourdaud côté cerveau et plus soudard qu’homme du monde, incapable de déclarer sa passion dans une forme acceptable par la belle, un peu précieuse sur les bords. Qu’à cela ne tienne ! Cyrano se fera le héraut du jeune Christian dans un jeu où chacun se fait le truchement de l’autre. Cyrano emprunte à Christian sa plastique pour déclarer sa flamme tandis que Christian s’imagine n’emprunter à Cyrano que son sens de la formule. Un jeu de dupes dans lequel tous sont perdants : Christian qui sent qu’au-delà des apparences, il n’est rien ; Roxane, qui aime sans le savoir en Christian l’esprit de Cyrano, et Cyrano, qui aime sans espoir. Même lorsque le sort semblera lui sourire, le Destin frappera à la porte pour déjouer tout amour possible.

© Christophe Raynaud de Lage

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Savinien Cyrano de Bergerac, une source d’inspiration

Le personnage réel dont Rostand s’inspire lui offre une opportunité sans égale. Libertin du XVIIIe siècle, peut-être homosexuel, bretteur au verbe haut, penseur qui se met en scène dans ce que l’on considère comme le premier roman de science-fiction, Histoire comique des États et empires de la Lune, suivi d’une Histoire comique des États et empires du Soleil, où vision poétique, avancées cosmologiques et réflexions philosophiques se doublent d’une vision critique du monde traversée d’humour, Savinien Cyrano de Bergerac est un littérateur et un personnage historique haut en couleurs. On comprend que les outrances du personnage, le plus souvent désargenté et pique-assiette chez les uns et les autres, légende vivante dans son temps, aient eu de quoi séduire. Si Rostand reprend quelques traits et épisodes de sa vie mouvementée et lui emprunte aussi en la personne de Christian le personnage de Christophe de Champagne, baron de Neuvillette qui épouse, dit-on, une des cousines de Savinien, comme le fait Roxane dans la pièce, et si celle-ci, devenue veuve, se tourne vers la religion, ainsi que le reprend la fable, il crée, entre grande et petite histoire, un embrouillamini pas toujours facile à démêler mais où la profusion contribue à produire une multitude d’efflorescences et d’excroissances qui sont autant de notations sur la manière dont l’auteur se situe dans la société qui est la sienne.

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Une « comédie héroïque » qui croise en bonne harmonie le fer avec la tragédie…

« Comédie héroïque » est le sous-titre que porte la pièce. Mais si le courage de Cyrano, affrontant seul des brassées d’opposants y est décrit, c’est au-delà que se situe le parti pris dramatique. Rostand reprend à son compte une formule éprouvée déjà utilisée par Shakespeare quelques siècles plus tôt et théorisée par Victor Hugo dans la préface de Cromwell : allier le noble et le trivial, le comique et le tragique. Dès le début, le ton est donné par l’adaptation et c’est sous forme versifiée que le spectateur est mis en garde contre « une sentence juste et implacable / Pour ceux qui gardent leur téléphone portable ». La pièce elle-même se peuple de petits marquis imbéciles, fats et ridicules, de bourgeois rassis, de précieuses indignées, d’un pâtissier poète, de rimailleurs plus intéressés par leur ventre que par leurs vers, pour ne citer qu’eux. Cyrano est dans la rodomontade et l’excès qui masquent son drame intime. Son emphase matamoresque et le volcanisme de son humeur rentrent dans ce tableau du « too much » que souligne la mise en scène. Tous en font volontairement trop. Roxane en midinette sans l'être, avec son mélange de rouerie et de naïveté mais aussi d'intelligence, Christian en bon gars dépassé par les événements, tout comme le méchant de la fable, qui a des vues sur la jeune Roxane, dans le faux-cul et le libidineux. On se rapproche de la BD et du film muet. La boutique de Ragueneau, le pâtissier poète devient matière à ballet burlesque et les duels prennent une tournure acrobatique. Quant aux intermèdes musicaux – des airs qui empruntent à la chanson contemporaine, du côté du glamour comme de Barbara ou de Christophe – ils introduisent une dimension contemporaine pleine de cocasserie. Mais cette accumulation comique masque un drame que révèleront les deux derniers actes.

© Christophe Raynaud de Lage

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Des bons mots au développement du drame

Rostand ne s’encombre pas de fioritures dans son souci de faire rire. Les jeux de mots du genre de « Ce qui gêne dans les talons, c’est l’estomac », lancé alors que les soldats en guerre souffrent de la faim, sont légion. L’auteur ne fait ni dans la demi-mesure ni dans la finesse, retrouvant sur sa route des accents moliéresques. Mais la fantaisie débridée qui minore le drame intérieur de Cyrano trouve à partir de l’acte IV une tonalité plus sombre. Car le méchant, grugé et trompé – Roxane parvient, par un artifice créé de toutes pièces par Cyrano, à épouser Christian – n’en ourdit pas moins de noirs desseins en envoyant les cadets de Gascogne – dont font partie Cyrano et Christian – au casse-pipe… Commencée sous le signe du théâtre et des comédiens qui, sur scène, représentent une pièce que les personnages commentent, applaudissent ou conspuent, introduisant le théâtre dans le théâtre, habitée en permanence par l’esprit du jeu qui anime tromperies et méprises, la pièce bascule au moment où la vérité se dévoile. Elle s’accompagne de l’événement qu’attendent chaque année les spectateurs qui sont, pour nombre d’entre eux, des habitués : les panneaux de bois qui forment le fond de scène s’écartent pour dévoiler la majestueuse forêt qui apparaît derrière. Cette apparition revêt dans le spectacle une valeur symbolique : au moment où les masques tombent et où Roxane, dépouillée de sa préciosité et de son maniérisme, découvre la vérité, le jeu cède la place à une forme de réalité qu’impose la nature environnante. Elle met à nu les apparences qui ont gouverné le spectacle, donnant au moment où s’installe le drame une force accrue.

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Le drame du poète. Une critique acerbe du pouvoir et des faux-semblants

Le texte est jalonné par une série d’incises et de références dont certaines nous semblent aujourd’hui obscures parce qu’elles pointent du doigt des personnages publics de l’époque de Rostand. Elles n’en résonnent pas moins car Rostand s’en prend sans prendre de gants aux institutionnels confits, aux brideurs de poètes et aux empêcheurs de sortir des cadres. La mise en scène les fait bien entendre, renforçant le pont avec notre monde établi au travers des chansons contemporaines. Elles disent la revendication d’une altérité, du droit à la différence, d’une liberté que n’autorise pas le système. Elles portent un message d’actualité dans un monde de plus en plus ratiocinant, raboté, rogné, rapetissé, où la mise à l’équerre et la « norme » prennent une place entravante croissante, et où l’imaginaire et le rêve se trouvent réduits à une portion de plus en plus congrue. Grand divertissement populaire, avec tous les défauts inhérents au genre, Cyrano de Bergerac diffuse, au-delà du drame du personnage, un parfum entêtant d’illusions perdues, qui nous porte, au-delà de son intrigue, du rire aux larmes.

© Christophe Raynaud de Lage

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Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand
S Adaptation et mise en scène Yanua Compagnie (Katja Hunsinger & Rodolphe Dana) S Avec Victoria Allé*, Laurie Barthélémy (Roxane), Nathan Boillot*, Rébecca Bolidum*, Victorien Bonnet*, Antonin Brizard*, Rodolphe Dana (Cyrano), Olivier Dote Doevi (Christian), Martial Durin*, Hugues Dutrannois*, Antoine Kahan (De Guiche), Thomas Meyer*, Marie-Blanche Monteleone*, Léon Ostrowsky*, Lou Tuaillon*, Céline Véron*, Frisco et une dizaine de figurant·e·s (*membres de la troupe 2023 de comédiennes et comédiens amateurs du Théâtre du Peuple) S Assistante mise en scène Lena Dana S Lumière Valérie Sigward et Manon Bongeot S Son Jefferson Lembeye S Costumes Irène Jolivard S Scénographie Adèle Collé S Maître d'armes François Rostain, assisté de Pierre Berçot S Régie générale Emma Ricard, Cécile Robin et Alban Thiébaut S Régie lumière Lise Blanckaert, Raphaël Boissenet, Manon Bongeot, Laura Cottard, Lucien Laborderie, Julie Lorant et Lou Morel S Technicienne lumière Marie Fréjus-Sitter S Régie son Orane Duclos, Jefferson Lembeye, Étienne Martinez et Émilien Serrault Régie plateau Clément Breton, Géraud Breton, Solène Ferréol et Kayla Krog S Costumes Lucie Amiot, Gaëtane Cumet, Ella Revolle et Anna Wolkowicz S Accessoiriste Anne-Sophie Reinhardt S Construction décors Mathis Brunet-Bahut, Clément Breton, Judith Dubois et Rachel Testard S Habillage Françoise Léger et Ella Revolle S Stagiaire son Marius Naugien S Stagiaires scénographie Yuma Fournier et Philippine Saint-Yves S Stagiaires costume Maurane Bosc, Julie Carrier, Jeanne Volfer et Chloé Zeller S Production Théâtre du Peuple – Maurice Pottecher S Coproduction Yanua Compagnie La Yanua Compagnie est conventionnée par le ministère de la Culture Création 2023 S Soutiens techniques Comédie de Colmar – Centre dramatique national d’Alsace, Comédie-Française, École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre, GRRRANIT – Scène nationale de Belfort, Opéra national de Lorraine, Théâtre national de Strasbourg, VIADANSE – Centre chorégraphique national de Bourgogne-Franche-Comté à Belfort, Espaces Culturels Thann-Cernay, Compagnie Day-for-night, La Jumenterie et les habitant·e·s de Bussang S Durée 3h (avec entracte)

Du 29 juillet au 2 septembre 2023, du jeudi au dimanche, à 15h

Théâtre du Peuple à Bussang (Vosges) – www.theatredupeuple.com 03 29 61 50 48

 

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