4 Octobre 2023
Stefan Zweig a toujours su fouiller dans les replis de l’âme humaine. À travers Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, il explore et croise deux champs majeurs de la passion : le jeu et l’amour. Un texte fascinant dans une langue admirable.
Pour tout décor, un banc et un fauteuil de jardin. Une femme entre, élégamment vêtue, un peu empruntée même dans sa distinction d’un autre âge. Elle va porter la narration de ce court roman qui se présente comme une œuvre à tiroirs. Elle nous introduit dans une pension de famille tout ce qu’il y a de convenable où cette femme rencontre le narrateur du roman et où les récits vont se fondre. Les clients de la pension sont en émoi car l’épouse de l’un d’entre eux s’est enfuie sans crier gare avec un jeune homme qui n’avait pourtant passé là qu’une seule journée. Seul le narrateur s’insurge contre le haro qui stigmatise la fugitive, provoquant les confessions d’une vieille dame anglaise, toute de classicisme et de réserve. L’histoire dans l’histoire peut commencer…
Quand le désœuvrement laisse place à l’observation minutieuse de la passion
Les faits que rapporte la dame remontent plusieurs années en arrière. Devenue veuve, sans projet autre que d’user les heures pour meubler son oisiveté, elle avait pris l’habitude de passer son temps au casino de Monte Carlo. Pas pour jouer, ce n’était pas son genre, mais pour observer, scruter ces gens habités par une fièvre qu’elle n’avait jamais connue, y compris dans ses relations maritales. On retrouve dans la description presque clinique avec laquelle elle décrit les joueurs – leur regard au travers duquel passent les affres de la passion, la crispation infinitésimale de leur comportement, la tension de l’attente –, le grand amateur de Dostoïevski que fut Zweig – il consacra d'ailleurs en 1921 une étude à l'auteur russe dans Trois maîtres, en l’associant à Balzac et à Dickens, quelques années avant la publication de Vingt-quatre heures de la vie d’une femme. Y apparaissent ces joueurs ne s’appartiennent plus, tout entiers dans la passion qui les absorbe, envoûtés et captifs, dépossédés d’eux-mêmes.
D’une passion à l’autre
La dame les observe, détaille le moindre frémissement de leur physionomie, les découpe au scalpel et place ses échantillons sous le microscope d’une observation sans faille. Elle les analyse impitoyablement. Mais la description clinique auquel elle soumet ses « sujets » devient hypnotique. Elle se laisse absorber, engloutir par leur univers, passe des heures à contempler leurs mains lorsqu’ils manipulent les jetons, la manière dont ils les déposent sur le tapis de jeu. Jusqu’au jour où tout bascule. À la manière du « héros » de Leo the last de John Boorman qui passe son temps à observer les humains à travers l’œil de sa lunette jusqu’à ce qu’une scène à laquelle il assiste le pousse à intervenir, elle passe de l’autre côté de la barrière pour devenir à son tour une protagoniste de l’histoire. Devant l’ombre du suicide qu’elle identifie chez l’un de ces joueurs, elle décide de lui venir en aide… Passion et désespoir se mêlent alors dans un écheveau inextricable pour l'un comme pour l'autre. En vingt-quatre heures, la vie de cette femme bascule…
Un portrait psychologique d’une vérité impressionnante
Ami et admirateur de Freud, Stefan Zweig fouille avec acuité dans les profondeurs de l’âme de cette femme qui a perdu le contrôle. Il explore ces deux terrains de la passion qui correspondent à des besoins ontologiques, remontés des profondeurs de l’être. Passion amoureuse et passion du jeu s’étalent dans toute leur violence contenue, intériorisée, absolue. Et se combattent car la passion ne peut être qu’unique, dévorante, irréductible, et qu’elle occupe l’individu dans son entier. Il n’y a pas d’atermoiement possible, pas de place pour autre chose. On suit pas à pas la progression du mal, les impulsions irraisonnées qui saisissent et malmènent cette femme écartelée qui mène un combat perdu d’avance. Et on sait que tout cela ne peut que mal finir. On n’en demeure pas moins fasciné par la marche vers ce terme inéluctable.
Une interprétation un peu trop retenue
Anne Martinet porte ce très beau texte avec une diction parfaite qui fait savourer les étapes de sa gradation et le crescendo qui l’entraîne dans le maelström de cette double passion. On regrettera cependant qu’elle ne parvienne pas à se départir complètement de la réserve qui caractérise son personnage. Si l’on entend dans le texte les termes de cette dévoration qui pousse le personnage hors de ses limites, le jeu de la comédienne ne va pas au bout, comme si celle-ci hésitait à s’aventurer sur ces terres d’où on ne sort jamais indemne. Même si l’écriture de Zweig préfère aux envolées lyriques une description un peu « sèche » et presque scientifique, il n’en demeure pas moins, et dans ce texte en particulier, que le feu court sous la surface et qu’on aimerait voir des flammèches s’échapper du couvercle qu’on a posé dessus. Gageons cependant que la pratique quotidienne du texte détachera la comédienne du bien faire pour la pousser davantage hors de ses gonds et l’emmener sur des terres intérieures plus sauvages.
H24 - 24 heures de la vie d’une femme d’après Stefan Zweig
S Adaptation et jeu Anne Martinet S Mise en scène Juan Crespillo S Création lumière Stéphanie Daniel S Régie lumière et son Charly Thicot S Production Compagnie Le Phénix, Fondation Jan Michalski, donations privées S Durée 1h S Dès 15 ans
Du 18 octobre au 2 décembre 2023 à 19h, les mercredis, jeudis, vendredis et samedis
La Manufacture des Abbesses - 7 rue Véron, 75018 Paris