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Arts-chipels.fr

La Terre entre les mondes. Un microcosme emblématique.

© Sylvain Martin

© Sylvain Martin

Dans un coin reculé du Mexique, cultures étrangères et autochtones, tradition et « modernité », « réalisme » et magie, enquête et conte se rencontrent dans un spectacle attachant où l’onirisme jette un pont entre passé et présent.

Une série de scènes, comme autant de tableaux, de photographies fixées pour mémoire, plantent le décor sur un plateau nu. Une vieille femme en costume traditionnel brodé, la tête couronnée de fleurs, raconte une histoire, celle des étrangers venus du pays de Cortés et de Christophe Colomb. Elle va mourir et bientôt sera couchée dans le cercueil qu’on a prévu pour elle. En arrière-plan, un arbre qu’on devine gigantesque mais dont on ne voit que le tronc se dresse comme un veilleur grandiose et impassible, solitaire et majestueux. Trois femmes, placées en rang d’oignon en fonction de leur taille, apparaissent dans un curieux accoutrement : robes noires et sévères, tabliers bleu nuit, chapeau de paille recouvrant une coiffe. Leurs tenues rappellent celles des Amish. Elles sont Mennonites. Elles appartiennent à un mouvement chrétien réformiste, anabaptiste et évangélique, fondé au XVIe siècle en Europe pour revenir à une foi débarrassée de tout apparat et plus proche de l’enseignement de la Bible. Le temps a passé, les exils se sont succédé et leurs communautés ont essaimé de par le monde sans que leur mode de vie ou leurs traditions aient été modifiés. On se croirait, en les voyant, revenu un ou deux siècles en arrière. Les Mennonites continuent de vivre en vase clos, parlant toujours leur propre langue, enfermés dans leur rigorisme biblique, hermétiques au monde extérieur. Ils ont acheté au gouvernement mexicain les terres qu’ils exploitent au détriment des paysans qui ont été chassés et qu’ils emploient pour les bas travaux. Justement, une jeune Mexicaine, Cecilia, est sur le pas de la porte. Elle cherche un travail. On retrouve Cecilia et son père dans leur maison. Des paysans d’origine maya, attachés à ce coin que terre qu’on leur dispute et qu’ils perdent progressivement, inexorablement. De l’extérieur proviennent les bruits de la forêt qu’on arase, des engins de travaux qui passent dans le paysage et font taire les oiseaux.

© Sylvain Martin

© Sylvain Martin

Un pays qu’on dépèce

La situation, elle, naît des rencontres que fait l’autrice, Métie Navajo, en résidence au Mexique avec des artistes d’origine maya dans la région de Campeche. Dans cette région à l’écart, un autre type de cancer que le tourisme s’est développé. Les déforestations ont été massives pour faire place à une culture intensive du sorgho et du soja, les pesticides ont causé des maladies mortelles, l’arrosage important nécessité par les cultures a engendré, pour le reste des terres, une sécheresse dramatique. Les communautés mennonites implantées dans le pays ont déboisé la terre pour la mettre en culture et privé les paysans de leurs droits ancestraux, oralement établis. Les arrivants leur ont opposé des documents officiels, écrits. Cerise sur le gâteau : dans cette région isolée du monde extérieur, le narcotrafic a fait son apparition. L’arrivée du chemin de fer achèvera de tuer tout ce qui survivait encore. 

L’esprit des lieux

Le choc de ces sociétés qui se côtoient et opposent leurs valeurs forme la trame de la pièce. Il nous transporte tour à tour dans une famille de Mennonites où Emilia, l’une des filles, contrevenant aux injonctions parentales, devient l’amie de Cecilia ; dans la maison de Cecilia et de son père où se joue la résignation du père et la volonté de lutter de la fille, ce qui la pousse à affronter l’extérieur et la grande ville qui lui était inconnue. Entre ces deux mondes, le no man’s-woman’s land sur le bord duquel règne cette forêt omniprésente, qui est tout aussi bien le lieu de rencontre des deux jeunes filles que l’espace onirique où revient l’âme de la grand-mère. Parce que toute morte qu’elle est, elle ne veut pas mourir. Parce que c’est au pied d’un de ces arbres qu’on détruit qu’elle veut être enterrée. Parce qu’elle est l’âme de cette terre et qu’elle veut en faire don à cette petite fille si proche d’elle.

La lumière comme un guide

La lumière guide la catégorisation du lieu. Orientée dans un sens, elle matérialisera la maison d’Emilia. Projetée dans l’autre, elle éclairera Cecilia et son père. Des accessoires en nombre réduit complètent cette indication de l’idée d’un lieu plutôt que le lieu lui-même. L’arbre, espace réel en même temps que fantasmé et mythique, matérialisera les racines de cette culture qui plonge dans le sol et s’ancre dans le passé de cette culture qu’on met à mort au nom d’un « progrès » stérilisant et néfaste. La grand-mère, qui promène sa silhouette de fantôme blanc sur l’espace nu où dort Cecilia, incarne l’esprit de résistance qui surgit au milieu des brumes du rêve de Cecilia.

© Sylvain Martin

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Tous étrangers sur un même coin de terre

L’un des enjeux de la pièce emprunte la voie de la langue. Car la langue qu’on parle définit ce qu’on est. Le père de Cecilia, dans l’espoir qu’elle connaisse une vie meilleure que la sienne, l’a envoyée à l’école, où elle a appris l’espagnol. L’idiome de l’envahisseur qui leur colle à la peau et a fait d’eux des colonisés, même si, aujourd’hui, le gouvernement affiche une volonté de convaincre les « natifs » plutôt que le recours à la force pour parvenir à ses fins. Mais avec sa grand-mère c’est le maya que Cecilia employait, cette langue faite pour converser avec les oiseaux que son père lui reproche de parler quand elle la brandit comme une victoire. L’école, c’est ce dont sont privées Emilia et sa sœur, contraintes à parler l’afrikaans – ou peut-être le plautdietsch, dérivé du bas-allemand –, cette langue germanique issue du néerlandais qui les isole du reste du monde et les maintient prisonnières dans leur communauté. Seule Emilia connaît l’espagnol mais son usage est réservé aux contacts avec l’extérieur pour les besoins de la communauté.

La vocalisation de la langue, un enjeu théâtral

Même si le spectacle est, dans sa très grande majorité, en français, l’acculturation née du mélange des langues reste présente, comme pour refléter l’une des caractéristiques de notre temps. Chants en espagnol, expressions mayas et sonorités batavo-germaniques émailleront la pièce. Le choix des comédiens accentue ce parti pris. L’acteur et l’actrice qui incarnent le père de Cecilia et l’aïeule sont d’origine latino-américaine et la manière dont ils parlent le français laisse entendre, en arrière-plan, une intonation et une vocalisation différente, héritée de leur langue d’origine, tout comme des sonorités germaniques seront perceptibles chez les personnages féminins incarnant les femmes mennonites. Cecilia, elle, par sa pratique linguistique, se situe à cheval entre les mondes. Elle incarne la modernité, un trait d’union entre passé et présent qui prend le présent à bras-le-corps pour le faire changer.

© Sylvain Martin

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Un conte moderne

Entre brumes du rêve, présence entêtante de l’arbre comme une image emblématique et tournoiement récurrent de l’aïeule, le spectateur se trouve plongé dans la magie d’un paradis perdu dont la mémoire ressurgit alors même que sa disparition est programmée, orchestrée par l’espoir qu’on fait miroiter aux autochtones d’une vie meilleure dont on sait qu’elle ne sera pas. Passent et repassent en fond sonore les bruits du monde moderne qui vont s’intensifiant et détruiront bientôt, avec la disparition de la forêt, ce qui reste du monde ancien. Dans ce conte sans happy end, les femmes cependant tirent leur épingle du jeu. La grand-mère trouve le repos au pied de son arbre, Cecilia sa justification dans la lutte pour préserver sa part originelle, Emilia sa voie dans son insurrection contre la contrainte inique à laquelle la soumet sa communauté. Si l’on peut regretter un certain didactisme qui taille à la serpe les silhouettes des personnages, cette pièce sur la mise à mort du monde magique des croyances mayas anciennes et la destruction de l’environnement naturel au nom du profit porte en elle l’espoir de changer l’état des choses et la foi en la jeunesse. La beauté des images et l’allure de conte moderne du spectacle renforcent son caractère d'objet aussi aimable qu'attachant.

La Terre entre les mondes Texte Métie Navajo (éd. Espace 34)

S Mise en scène Jean Boillot S Avec Lya Bonilla, Sophia Fabian, Christine Muller, Giovanni Ortega, Cyrielle Rayet, Stéphanie Schwartzbrod S Assistant à la mise en scène Philippe Lardaud S Conseil dramaturgie David Duran Camacho S Scénographie Laurence Villerot S Création lumière Ivan Mathis S Création costume Virginie Bréguer S Création sonore Christophe Hauser S Régie générale Perceval Sanchez S Production La Spirale - Compagnie Jean Boillot- Compagnie conventionnée par le ministère de la Culture S Coproduction Théâtre Jean Vilar- Vitry-sur-Seine, Bords 2 scènes – Vitry-le-François, EMC- Saint-Michel-sur-Orge, CDN de Sartrouville S Avec le soutien du Nest – CDN de Thionville, du Studio Théâtre de Vitry-sur-Seine, l’aide de la Région Grand Est, le Département du Val-de-Marne et d’ARTCENA S Ce texte a bénéficié de l’aide nationale à la création dramatique/ Artcena S Création en novembre 2022 au Théâtre Jean Vilar à Vitry-sur-Seine et dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin S Durée estimée 1h40 S À partir de 14 ans

Du 2 octobre au 12 octobre à 20h30, samedi à 18h, sauf dimanche

Théâtre de l’échangeur – 59, avenue du Général de Gaulle, 93170 Bagnolet www.lechangeur.org

TOURNÉE

Du 18 au 21/10/23 : Théâtre Joliette, Marseille

Le 04/05/24 : Théâtre Jean François Voguet, Fontenay-sous-Bois

Le 14/05/24 : L’Onde, Vélizy Villacoublay

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