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Arts-chipels.fr

T.C.H.E.K.H.O.V. De l’acronyme comme art du raccourci.

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Résumer Tchekhov en un peu plus d’une heure en abordant la vie et l’œuvre de cet immense auteur relève de la gageure. Après M.O.L.I.E.R.E., la Compagnie Grand Tigre récidive avec un autre monument du théâtre. Avec la même insolence respectueuse.

Il fut un temps où les biographies d’artistes réduisaient l’œuvre du créateur qu’elles prenaient comme sujet à sa seule biographie. Il en fut un autre où on séparait l’homme de l’œuvre, considérée comme un produit de l’époque en même temps qu’entité structurelle quasi indépendante de son auteur. Les propositions de la Compagnie Grand Tigre adoptent un troisième point de vue. À la synthèse des deux tendances, les membres de ce collectif penchés sur nos « classiques » ajoutent une dimension supplémentaire : celle de leur lecture, de leur perception de l’héritage incontournable qu’offrent ces « monstres » qui peuplent notre histoire. Leur approche emprunte, ce faisant, autant à l’attitude typiquement postmoderne qui consiste à reprendre des éléments du passé comme une citation dans une œuvre contemporaine qu’à une forme d’irrévérencieuse révérence à ce qui justement fait référence.

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Trois comédiennes en quête de leur auteur

Devant une toile de fond photographique représentant un paysage boisé, trois actrices vont à tour de rôle jouer tous les personnages : Tchekhov, bien sûr, qui passe de l’une à l’autre comme une balle qu’elles se refilent, mais aussi sa famille, des parents toujours dans la dèche qu’Anton est prié de renflouer, ce qu’il ne fera qu’au prix de l’usure de sa santé, menant de front ses études puis son métier de médecin et un rôle de tâcheron littéraire qui complète ses revenus en écrivant des nouvelles humoristiques qu’il s’emploie à placer sous divers pseudonymes. On zigzague entre l’homme et son œuvre dans un malicieux mélange de français et de russe que nos trois commères utilisent comme un ressort comique, se livrant par exemple à une promenade étymologique dans les prénoms de chacun des personnages. Sans cesse, les citations de textes tirées des grandes pièces de Tchekhov – la Mouette, Oncle Vania, les Trois Sœurs, la Cerisaie –, des extraits de ses nouvelles ou de sa correspondance mais aussi les commentaires que font, sur le mode de l’humour, nos trois dynamiques caméléons ricochent les uns sur les autres.

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Une évocation biographique

On n’en suit pas moins les étapes qui jalonnent la vie de Tchekhov : la faillite de son père qui de Taganrov sur la mer d’Azov, oblige le jeune homme à fuir et à gagner Moscou ; la misère qui est son lot d’étudiant ; ses débuts littéraires mal payés, en tant qu’Antocha Tchékonté, entre autres, l’un des sobriquets donnés par l’un de ses professeurs ; sa rencontre avec l’éditeur Alexeï Souvorine et son entrée dans le monde littéraire russe. Faisant fi d’un quelconque souci de fidélité historique, on se retrouve plongé en pleine interview, où l’animatrice, micro à la main, interroge Tchekhov et Tolstoï, mettant face à face ce plébéien, représentant du « nouveau » monde, qu’est Tchekhov et le vieil aristocrate chrétien qu’est le comte Tolstoï qui s’emberlificote dans ses cinq années consacrées à Guerre et Paix. On retrouve en Anton Pavlovitch le parent affectueux qui, à la mort de son jeune frère Mikhaïl qui étudie le droit pénal et s’intéresse à la vie pénitentiaire, se rend à l’extrémité orientale de la Russie, dans l’île-prison de Sakhaline, en Asie, pour témoigner de l’enfer que vivent les bagnards de ce fin fond de Sibérie. Ne manqueront pas l’auteur à succès qui peut enfin profiter de la vie, l’amoureux éperdu d’une sublime actrice, croqué avec humour dans sa maladresse, et le malade réfugié à Yalta pour tenter de soigner la tuberculose et l’hémoptysie qui finiront par l’emporter.

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Un portrait intime

De saut de puce en saut de puce dans sa chronologie, accompagné par un synthétiseur qui se mue en piano lorsqu’on évoque la relation de l’auteur avec Tchaïkovski, c’est un autre Tchekhov qu’on voit apparaître. Il est le spectateur attentif, à la vision aiguë, qui sait de ses observations faire œuvre, piochant un détail ici, une silhouette là, comme celle de Lydia Mizinova qui lui inspirera le personnage de la Mouette. À distance du personnage sinistre et noir qu’on a voulu lui faire endosser, on voit se dessiner un être infiniment vivant qui s’anime à travers les croisements de paroles des narratrices. Lorsque la mise en scène le place face à Stanislavski, on mesure tout à coup l’importance de l’interprétation : là où Tchekhov voit une comédie, Stanislavski fait émerger le drame. C’est ainsi que les réputations se forgent… À la vision acide et désabusée de l’humanité qu’on se plaît à surligner dans l’œuvre de Tchekhov, le spectacle superpose par petites touches d’autres reflets. On retrouve le médecin qui n’oublie jamais qu’il a été pauvre, ne se fait pas payer et cherche comment juguler la misère qui est le lot des campagnes russes, celui qui crée des dispensaires et des écoles à Melikhovo où il réside. Et on rencontre l’homme des bois dépeint dans Oncle Vania, le passionné de la nature et l’amateur de pêche qui aspire, écrivain-travailleur infatigable mais fatigué, au repos dans la quiétude d’un bord de lac.

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Un jour, toujours… du jeu

À rythme soutenu et en télescopage permanent, les rôles s’interchangent, les fragments se succèdent, se frottent, se relaient, s’opposent et se complètent, jetés sur la scène avec une énergie contagieuse. Le tout est drôle, séduisant et, dans l’ensemble, juste et documenté. Le plaisir ludique et espiègle apporté par l’interprétation  – rythmé par les changements de costumes créés par des accessoires dépareillés, de bric et de broc, une chapka par-ci, une moumoute par-là, une blouse d’un troisième côté – réveille nos souvenirs de nos jeunes années, lorsqu’on s’amusait à faire comme si. Comme si le parcours de Tchekhov, par la vertu du jeu des grands enfants comédiens du T.I.G.R.E. – dans leur cadre du « Triptyque pour l’Inspection Générale du Répertoire Essentiel » – s’était transformé en Traversée Charmante avec Haltes Exploratoires dans la Kyrielle d'Humeurs d'une Œuvre Vécue… 

T.C.H.E.K.H.O.V. - Traversée Charmante avec Haltes Exploratoires dans la Kyrielle d'Humeurs d'une Œuvre Vécue d’après la vie et l’œuvre d’Anton Tchekhov

S Conçu par Odile Ernoult, Clémentine Lebocey, Etienne Luneau, Elsa Robinne et Joseph Robinne S Direction de l’écriture Etienne Luneau S Mise en scène Etienne Luneau S Avec Odile Ernoult, Clémentine Lebocey, Elsa Robinne et Joseph Robinne S Musique Joseph Robinne S Décor et costumes Anne Lacroix S Lumières Émilie Nguyen S Chargée de production Tiphaine Vézier S Production Compagnie Grand Tigre S Avec le soutien du 108 à Orléans, de La Grange à Luynes, de l’Escale à Saint Cyr-sur-Loire, des Chantiers du Théâtre de Villeneuve-sur-Yonne et du Théâtre Maurice Sand de La Châtre (36) Durée 1h15

Du 26 au 30 avril 2023 à 21h (17h le dimanche)

Lavoir Moderne Parisien – 35, rue Léon, 75018 Paris https://lavoirmoderneparisien.com/

TOURNÉE

w 7-29 juillet 2023 (jours impairs) à 20h30 au Théâtre Du Centre - Festival Off d’Avignon

w 28 sept.-15 oct., jeu.-ven.-sam. à 19h, sam. & dim. à 14h (relâche le 13 oct.) au Théâtre de l’Épée De Bois—Cartoucherie (75012 Paris)

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