6 Juillet 2023
Venus de milieux similaires, un temps amis en même temps que rivaux, Manet et Degas incarnent, y compris dans leurs relations complexes avec l’impressionnisme, la modernité de leur temps. Le musée d’Orsay, associé pour cette exposition avec le Metropolitan Museum of Art de New York, en propose une vision documentée et contrastée.
Jusqu’au 23 juillet 2023, avant son départ pour New York où elle sera visible de septembre 2023 à janvier 2024, cette importante exposition rassemble, avec les toiles conservées au musée d’Orsay, de nombreuses œuvres venues des musées américains – et plus particulièrement du Met, mais aussi de Princeton, Harvard, Chicago, Boston, Detroit… – et d’autres venues de tous les pays d’Europe (Allemagne, Portugal, Royaume-Uni…). Elle offre une confrontation entre deux artistes ayant entretenu avec l’impressionnisme une relation complexe : Manet et Degas. Édouard Manet, qui se fit le chantre de la représentation de la vie moderne en peinture, cultiva des liens d’amitié avec Monet, Renoir et Berthe Morisot qui deviendra sa belle-sœur. Il soutint les impressionnistes sans cependant jamais participer à leurs expositions. Edgar Degas, de son côté, fut de toutes les expositions expressionnistes, excepté celle de 1882, sans cependant se consacrer au paysage, en se démarquant de l’impressionnisme et en conservant une très forte individualité en matière de style comme de propos. Alors même qu’il prend la tête du groupe, il prend ses distances avec l’approche trop « sensible » du réel prônée par l’impressionnisme. Deux francs-tireurs, deux parcours singuliers qui cultivent une modernité en marge de l’art officiel, qui flirte avec le réalisme. Ce qui ne les empêche pas de sacrifier au plein air et de réaliser les marines et les scènes de bain prisées par le public tout en s’écartant de l’impressionnisme.
Des expériences qui les rapprochent
Tous deux sont issus de familles aisées. Si les Manet se rattachent à la haute administration publique – le ministère de la Justice – et à la diplomatie, c’est dans la finance et les affaires que navigue la famille de Degas. L’un et l’autre sont embringués, sous la pression familiale, dans des études de droit qu’ils abandonnent pour se consacrer à la peinture, qu’ils étudient tous deux auprès de peintres reconnus mais en dehors de l’École des Beaux-Arts. Ce signe précoce d’une volonté d’indépendance constituera l’une de leurs marques de fabrique. Tous deux, contrairement à Monet, l’un des nombreux artistes qui s’exilent en Angleterre, s’engagent, lors de la guerre de 1870, dans la Garde nationale. L’attente, le froid et les privations sont leur lot. Mais, si Manet, républicain convaincu, s’en fait l’écho à travers des dessins présents dans l’exposition, Degas, dans ses choix artistiques, se tient à distance des péripéties du temps. Tout au plus se rend-il, après l’exécution de l’empereur Maximilien au Mexique, à la Nouvelle-Orléans où une partie de sa famille vit du commerce du coton.
Edgar Degas, Cour d’une maison (Nouvelle-Orléans, esquisse), 1873. Huile sur toile, Copenhague, Ordrupgaard
Deux personnalités opposées
S’ils furent un temps amis, c’est cependant sur le mode de la rivalité et de l’opposition que se situent les deux artistes même si, à la mort de Manet en 1883, Degas suit le cortège et rachète pour sa collection personnelle près de quatre-vingts œuvres de Manet – tableaux, dessins, gravures. Curieusement, et même s’ils livrent sur l’autre des épithètes peu flatteuses – Manet juge Degas « serin » en même temps que « grand esthéticien » alors que Degas le voit comme « beaucoup plus vaniteux qu’intelligent » – Degas, en particulier, fait de fréquentes références à la manière dont Manet pourrait percevoir ce qu’il voit et à l’intérêt qu’il prendrait à certaines scènes. Il faut dire aussi que leur personnalité oppose les deux hommes. Manet ouvre volontiers les portes de son atelier, il aime montrer son travail, là où Degas en fait un espace dépourvu de sociabilité où s’élaborent ses recherches. Séducteur impénitent, Manet est à son aise dans une cour de femmes et brille dans les salons, en particulier chez les Morisot, qui accueillent ce que le monde artistique compte de personnalités. À l’inverse, Degas offre une réserve qui laisse sa vie dans l’ombre. Si sa correspondance livre l’image d’un homme à la recherche de l’amour, rêvant de félicité conjugale, le traitement pictural qu’il fait des personnages féminins révèle la recherche d’une vérité sans fard qui a fait passer le peintre pour misogyne.
Un face-à-face thématique
Manet et Degas sont Parisiens et le Paris moderne leur offre une source d’inspiration majeure. Les cafés-concerts, le Paris nocturne, les spectacles constituent une source d’inspiration permanente. Degas capte de Paris une vision plus sociale que Manet qui se montre plus intéressé par les personnages et une certaine mondanité. L’exposition, de salle en salle, fait dialoguer les deux œuvres à partir des thèmes qu’elles développent : les portraits des artistes, de leur famille et de leurs relations, leur formation, avec les copies d’œuvres du Louvre que chacun réalise, les Parisiennes et leur environnement, le monde des chevaux et des courses, les scènes de plage, le rapport au paysage impressionniste, mais aussi la guerre, les visites à la modiste ou le nu féminin. On voit ainsi, à travers une parenté de thèmes, s’affronter deux manières fondamentalement différentes de voir la peinture. À la dynamique du mouvement imprimée par le pinceau nerveux de Manet s’opposent les mouvements presque arrêtés, en fondus de Degas. Aux figures très contrastées de Manet, à ses noirs profonds qui rappellent Velázquez, qui fut avec Goya une source d’inspiration du peintre, répondent le discret estompage des contours et les demi-teintes toutes en subtilité de Degas où explose la couleur, même assourdie. Aux cadrages audacieux et aux étagements de plans de Degas répondent la présence insistante des personnages de Manet.
Vérité de la peinture, vérité dans la peinture
Si leur relation à l’impressionnisme est quelque peu floue et lointaine, leur rattachement au réalisme est indéniable. Ils n’entretiennent cependant pas le même rapport avec lui du fait de leurs formations respectives. Là où Degas, qui fait son apprentissage auprès d’un élève d’Hippolyte Flandrin, se nourrit de l’Italie et de Delacroix en empruntant une part de l’esprit des frères Le Nain, Manet se forme auprès de Thomas Couture dans la lignée de Gros et de Géricault. Tous deux cependant écartent toute « objectivité » de la démarche réaliste. S’ils choisissent, comme Courbet, de faire un pied-de-nez aux injonctions de la « grande » peinture en portraiturant, qui – Manet – une Gitane avec une cigarette (Princeton University Art Museum) ou un torero, l’Homme mort (National Gallery of Art, Washington), qui – Degas – une Blanchisseuse (Met, New York), ils n’en conservent pas moins une vision du réel très différente. Là où Degas dépeint toute la détresse du monde avec la buveuse d’absinthe avachie face à son verre Dans un café (musée d’Orsay), Manet, avec la Prune (National Gallery of Art, Washington) répond, dans l’exposition, par l’expression d’un ennui bon teint. Mais le portrait ravagé que Manet fait de Berthe Morisot au chapeau de deuil (collection de Degas) possède une force dramatique qu’on retrouve, suggérée mais cependant présente, dans l’apparente neutralité des scènes quotidiennes saisies par Degas, à l’Opéra ou au hasard des scènes de café. Ses scènes de maisons closes sont crues et exemptes de fascination. Ses nus, qui dépouillent ses sujets de tout artifice et de toute velléité de prendre la pose, dénotent le même souci de révéler, sous l’absence d’excès, la vérité de l’être, à travers son attitude perçue par l’artiste.
Edgar Degas, Édouard Manet et sa femme, vers 1865. Huile sur toile, Kitakyushu, Municipal Museum of Art
Entre parcours balisé et découvertes
L’un des grands intérêts de l’exposition, au-delà de la mise en parallèle de ces deux figures majeures de la peinture du troisième tiers du XIXe siècle, est de faire cohabiter œuvres incontournables, vues et revues, avec nombre d’autres, plus étonnantes. Si l’Olympia de Manet figure en bonne place, tout comme les tableaux de Degas réalisés dans les coulisses de l’Opéra, si l’on retrouve le canotage à Argenteuil de Manet (En bateau, Met, New York) comme les Repasseuses de Degas, si l’huile et le pastel voisinent, on découvre, à côté de Berthe Morisot au bouquet de violette de Manet (musée d’Orsay), une Jeune femme à l’ibis de Degas (Met, New York) tout à fait surprenante, tout comme l’étrange Scène de guerre au Moyen Âge (Orsay) du peintre ou les très intéressantes vues qu’il réalise lors de son voyage à la Nouvelle-Orléans. On découvrira aussi dans l’exposition l’insolite Jambon de Manet (Glasgow, The Burell Collection) ou les œuvres des années de formation des deux peintres. Deux tableaux mutilés encadrent l’exposition. Le premier, Édouard Manet et sa femme (Kitakyushu Municipal Museum of Art), est révélateur de l’état de tension entre les deux peintres. Degas y présente Manet dans une position peu valorisante, avachi sur un sofa, en présence de sa femme, installée au piano. Mais sur la toile, le visage de celle-ci a été découpé par Manet parce qu’il trouvait son épouse « trop enlaidie », ce qui provoque la colère de Degas qui repart en emportant son tableau et substitue une bande de toile vierge à la partie supprimée. Le second est une proposition, partiellement reconstituée, d’une grande toile de Manet découpée après la mort de l’artiste, et dont les fragments sont conservés à la National Gallery de Londres. Elle concerne la mort de l’empereur Maximilien, au Mexique et tire son inspiration du Tres de mayo de Goya. Une tentative, pour Manet, de considérer autrement la peinture d’histoire. Les nombreuses versions de cette œuvre attestent de l’importance que Manet accorde au thème, alors même que le tableau fait l’objet de la censure et ne peut être montré au public dans les expositions officielles. On y voit l’artiste évoluer de la vision teintée de romantisme du prince lâchement assassiné à la mise en cause de Napoléon III, dont le portrait est reconnaissable sous les traits du soldat français au képi rouge à la droite du tableau.
Ainsi, d’un peintre à l’autre, de l’intimisme et des scènes de genre à la peinture d’histoire, se dessine le parcours de deux artistes dont les propositions, résolument à leur image, marquèrent l’évolution de l’aventure de la peinture. Deux frères ennemis, unis par la modernité.
Édouard Manet, l’Exécution de Maximilien, 1867-1868. Huile sur toile. Londres, The National Gallery.
Commissaire générale Laurence des Cars, présidente – directrice du musée du Louvre Commissaires à Paris Isolde Pludermacher, conservatrice générale peinture au musée d’Orsay, Stéphane Guégan, conseiller scientifique auprès du président des musées d’Orsay et de l’Orangerie Commissaires à New-York Stephan Wolohojian, conservateur John Pope-Hennessy en charge du département des peintures européennes, The Metropolitan Museum of Art, New York, Ashley E. Dunn, conservatrice associée, département des dessins et estampes, The Metropolitan Museum of Art, New York