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Arts-chipels.fr

Premier amour. Ironie mordante et retournements théâtraux.

Premier amour. Ironie mordante et retournements théâtraux.

Cette nouvelle de Beckett, l’une des premières œuvres écrites par lui en français, joue sur les mots, usant de contrepieds et de contre-emplois. Dominique Valadié et Alain Françon ne procèdent pas autrement avec le texte de l’auteur.

Qualifier de « premier amour » le récit d’un homme qui se retrouve à la rue à la mort de ses parents et s’installe chez une prostituée rencontrée sur un banc plus par souci d’être à l’abri du froid que par attirance réelle est un furieux pied-de-nez au titre de cette nouvelle qui emprunte son titre à Tourgueniev et voit davantage l’amour comme une maladie, un désordre organique ou une aberration que comme l’attraction irrésistible de deux êtres qui entrent en résonance. Le titre donne en tout cas la tonalité qui gouverne la nouvelle : une vision acerbe des rapports amoureux et de l’hypocrise que le terme « amour » comporte. « Ce qu'on appelle l'amour, affirme le narrateur et protagoniste, c'est l'exil, avec de temps en temps une carte postale du pays ».

© Thomas O’Brien

© Thomas O’Brien

Un « premier amour » de la littérature

Si les rapports amoureux sont maltraités par l’auteur, il n’en va pas de même de la langue, dont Beckett explore les différents registres, passant de la trivialité à une langue choisie, et dont il pointe les étrangetés. Il s’aventure sur les terres du texte, sur les tours et détours de la langue française, ses assonances et ses jeux de mots, se risque aux rapprochements antinomiques – associant « diarrhée » et « constipation », « enterrement » et « noces » –, explore avec une jouissance iconoclaste le champ lexical de la mort et du cadavre pas toujours exquis, se gargarise de vide dans une logorrhée qui prolifère sans relâche. Il « déquotidianise » le langage quotidien en le mettant sous les feux de la rampe, comme il se risque lui-même sur le seuil de cette langue dont il approche les « divines » surprises et trouve là les mots d’un discours amoureux de la langue.

© Thomas O’Brien

© Thomas O’Brien

Un récit d’homme pris en charge par une actrice

Mais pour ce qui concerne l’amour entre les êtres, l'auteur n'a pas le même appétit. On ne trouve point ici d’attendrissements romantiques ou d’émois, ni même d’appétence sexuelle irrépressible, seulement un sexe qui se dresse en dépit de son possesseur et le conduit, sans qu’il se sente engagé d’aucune part, à s’installer, comme le coucou, dans le nid d’une autre. Cette vision « pragmatique » fait remonter au premier plan l’ironie sous-jacente de ce texte plein de drôlerie tout en la colorant d’un noir intense. Dans cette nouvelle « où l'auteur joue librement de sa propre biographie », qui met en scène un personnage masculin et son point de vue, Dominique Valadié, en prenant à son compte le texte, en fait émerger la profonde misogynie. Se glissant avec beaucoup de finesse dans la peau de cet homme préoccupé de son seul confort, elle en fait une lecture critique, elle retourne la peau pour en montrer l’envers, et révèle une facette moins évidente de l'auteur. Les femmes, Beckett dira apprécier d'elles d'abord leur silence... La comédienne prend au piège le prédateur en donnant à entendre, sans qu’aucune parole ait été prononcée, le point de vue de celles qu’il raille. Avec un art consommé, elle nous fait cheminer entre le dit et l'implicite, entre la drôlerie et le drame, la fascination et l'effarement. Rire ici du rieur est une entreprise salutaire...

Alain Françon © Odéon.eu

Alain Françon © Odéon.eu

Premier Amour de Samuel Beckett (éd. de Minuit et Folio Gallimard)

S Réalisation Dominique Valadié et Alain Françon S Avec Dominique Valadié S Production Théâtre des nuages de neige S Coproduction Théâtre Montansier S Durée 1h15  

Du 22 mars au 19 avril 2023, mar. & mer. 19h30, dim. 14h30. Jeu. 23 & 30 mars 21h30 ; ven. 7 & 14 avril 19h30 ; sam. 8 & 15 avril 19h30.

La Scala - 13, boulevard de Strasbourg, 75010 Paris www.lascala-paris.com T. : 01 40 03 44 30

À l’occasion de la présentation, en même temps que Premier amour, d’une autre pièce de Samuel Beckett mise en scène par Alain Françon, En attendant Godot (voir notre critique), une journée de Dialogues avec Alain Françon (entrée libre sur réservation) est également organisée avec le metteur en scène le mardi 11 avril, de 11h à 18h. On y évoquera la relation du metteur en scène au texte, ses compagnes et compagnons de route (comédiens, création sonore et scénographique, compagnons disparus), les champs littéraires liés aux mises en scène d’Alain Françon et la revue Sans cible créée par le metteur en scène lorsqu’il dirigeait le Théâtre de La Colline. Avec Isabelle Barbéris, Anne Benoît, Frédéric Biessy, Suzanne De Baecque, Luc-Antoine Diquéro, Nicolas Doutey, Frédéric Fischbach, Alain Françon, Françoise Gomez, Anouk Grinberg, Violaine Heyraud, André Markovics et Françoise Morvan, Gildas Milin, Marie-José Mondzin, Catherine Naugrette, Odile Quirot, Myriam Revault d’Allones, Dominique Valadié.

En attendant Godot http://www.arts-chipels.fr/2023/02/en-attendant-godot.clochards-pas-tres-celestes-cherchent-un-sens-a-la-vie.html

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