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Arts-chipels.fr

En attendant Godot. Clochards pas très célestes cherchent un sens à la vie…

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Dans notre monde où le no future est à la porte, l’absurdité de la vaine attente de Vladimir et d’Estragon prend tout son sens sous le regard de cette mise en scène dépouillée et quasi métaphysique.

Un no man’s land absolument sans relief, semé de traces indistinctes sous un ciel granuleux et abstrait, avec pour tout décor un rocher-siège et un squelette décharné d’arbre étique. Plus réduit à une branche que plongeant ses racines dans le sol, l’indication d’un arbre plutôt qu’un arbre, sur lequel quelques feuilles indiqueront que, malgré tout, il est vivant. Deux personnages semblent perdus dans cette immensité sans caractère aux relents de fin du monde : un petit gros et un grand maigre, des Hardy et Laurel, n’était leur taille respective, qui se seraient égarés dans une pièce qui n’est pas la leur. Auprès de leur arbre, Vladimir et Estragon ne sont pas heureux car ils attendent. Ils attendent Godot et son étrange messager – qui, même si Beckett s’en défend, arguant que Godot aurait plus avoir avec godillot et godasse qu’avec God, pourrait être divin ou en tout cas venu d’un ailleurs énigmatique – leur annonce chaque fois une venue hypothétique.

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Dans l’histoire sans l’histoire

Vladimir et Estragon – Didi et Gogo – sont des résidus d’humanité tout comme les personnages qui feront auprès d’eux un double passage : Pozzo et Lucky, ironiquement nommé ainsi car il vit dans l’esclavage, en butte à la maltraitance de son maître qui le tient en laisse. Tous sont des rescapés errant dans un désert et on ne peut s’empêcher de rapprocher leur situation des images laissées par la guerre, encore toute proche – la pièce est écrite en 1948, le spectacle des ruines permanent et les informations sur ce qui s’est passé ont à voir, même indirectement, avec le sentiment d’absurdité et de non-sens qui saisit les auteurs tels que Beckett ou Ionesco. Mais ils sont aussi déconnectés du temps qu’ils le sont de l’espace, comme les Deux hommes contemplant la lune peints par Caspar David Friedrich en 1819, que cite scéniquement Françon dans les séquences de nuit on l’on contemple la lune s’élever dans le ciel.

© Thomas O'Brien

© Thomas O'Brien

Une dualité sans fin

Vladimir et Estragon, Pozzo et Lucky sont des états d’êtres plus que des personnages véritablement incarnés, des archétypes qui dévident comiquement l’inanité du monde, enchaînés dans une reproduction incessante sans début ni fin. Car si Pozzo joue avec Lucky une version caricaturale et clownesque de la dialectique du maître et de l’esclave, Vladimir et Estragon n’échappent pas à un système analogue. Ils sont indispensables l’un à l’autre, clown blanc et auguste sans costume, caisse de résonance mutuelle. Si l’un manque, l’autre s’ennuie. Dès que l’un semble s’absenter, l’autre le recherche. Il faut une proposition de l’un pour que l’autre réagisse. Ils sont le yin et le yang, la nécessaire association des contraires qui fait des pieds-de-nez à la raison et conduit à l’absurdité.

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Dans les intervalles du non-sens et du dynamitage de la parole

Même si le temps a fait son œuvre et qu’En attendant Godot n’a plus l’aura de scandale qui salua la mise en scène de Roger Blin en 1953 – la moitié de la salle se vida à l’entracte et, pour les spectateurs qui restaient, une partie resta pour huer le spectacle – la pièce continue de fasciner et d’être considérée comme l’une des meilleures œuvres du XXe siècle. Parce que sa structure, dépourvue d'action, dans un lieu où le temps ne passe pas ou si peu, interpelle. Parce que son écriture est résolument moderne. Non seulement la trivialité y a sa place – Vladimir a des problèmes de prostate qui l’empêchent de rire et Estragon, qui pue des pieds, baisse culotte en scène –, mais elle se mélange à des considérations métaphysiques ou religieuses iconoclastes sur la Bible ou les Évangiles. Dans sa forme même, le texte échappe à la structure traditionnelle du théâtre et y introduit des procédés propres à la littérature. Les coq-à-l’âne abondent, le texte joue dans la suspension, l’inachevé, le parcellaire. La syntaxe se fait elliptique et les personnages contredisent leurs paroles par leurs attitudes. La culture du non-sens trouve son apogée dans la logorrhée incompréhensible de Lucky, sommé de parler. Un torrent verbal sans queue ni tête, truffé d’assonances et d’associations d’idées, se déverse, démontrant la vanité, l’inutilité du discours. On pense à Joyce, que Beckett fréquenta en France. Et on admire la maîtrise dont Beckett fait preuve avec cette langue apprise – le français – qu’il utilise dans toute sa complexité.

© Thomas O'Brien

© Thomas O'Brien

Des comédiens épatants

Il faut pouvoir trouver la force d’une interprétation au milieu des innombrables didascalies consignées par Beckett, qui règlent le plus petit mouvement des personnages, leur manière de réagir, leur relation aux objets. Même la longueur de corde qui relie Pozzo à Lucky n’échappe pas à la précision maniaque de Beckett dont les didascalies occupent dans l’œuvre un place importante. Il a beau clamer l’indépendance de ses personnages – « Je ne sais pas plus sur les personnages que ce qu’ils disent, ce qu’ils font et ce qui leur arrive » – il ne les enserre pas moins dans une toile dont chaque brin les ficelle. Traiter cet enfermement forcené, intégrer chaque micro-geste, chaque déplacement complètement écrits comme une donnée naturelle, en conservant une liberté d’être sans psychologie et, en particulier pour Vladimir et Estragon, leur prêter une humanité touchante, relève du grand art. Les comédiens y parviennent avec brio. On n’en attendait pas moins de ce Godot qu’on attend toujours…

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

En attendant Godot. Texte de Samuel Beckett (éd. de Minuit)

S Mise en scène Alain Françon S Avec Gilles Privat (Vladimir), André Marcon (Estragon), Philippe Duquesne (Pozzo), Éric Berger (Lucky), Antoine Heuillet (Un garçon) S Dramaturgie Nicolas Doutey S Assistante à la mise en scène Franziska Baur S Décor Jacques Gabel S Lumière Joël Hourbeigt S Costumes Marie La Rocca S Collaboration chorégraphique Caroline Marcadé S Maquillage, coiffures Cécile Kretschmar S Production, diffusion Anne Cotterlaz S Production Théâtre des nuages de neige S Coproduction Les Nuits de Fourvière, La Scala Paris

S Création aux Nuits de Fourvière le 16 juin 2022 S Soutien Direction générale de la création artistique du ministère de la Culture S Durée 1h30

Du 3 février au 8 avril 2023, mar. & sam. 21h, dim.17h. Repr. suppl. 11 mars & 8 avril 15h

La Scala Paris – 13, boulevard de Strasbourg, 75010 Paris

01 40 03 44 30 www.lascala-paris.fr

TOURNÉE

Du 12 au 14 avril 2023 – Domaine d’O, Montpellier

Du 3 au 5 mai 2023 – Théâtre national de Nice

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