26 Avril 2023
Feydeau monté sur ressorts tel qu’en lui-même… avec quelque chose de plus dans cette délicieuse mise en boîte des mœurs bourgeoises orchestrée avec brio par Jean-Paul Tribout et sa fine équipe.
À l’arrivée dans la salle, le public est accueilli par un accordéoniste « en boîte » dans une énorme caisse. Des boîtes de grandes tailles, d’ailleurs, meublent un plateau nu de leurs volumes de bois décorés de silhouettes de femmes fin de siècle – le XIXe, pour rester dans le ton de cette pièce inachevée écrite en 1913, l’une des dernières avant que la raison de Feydeau ne sombre, emportée par la syphilis gracieusement offerte à l’auteur par une jeune travestie. Surmenage, mégalomanie, délire, paranoïa ponctueront le séjour en sanatorium, deux ans avant son décès en 1921, du noctambule triste dont l’œuvre toujours menée à rythme d’enfer avait dressé un portrait implacable des mœurs de son époque. Une production marquée par une mécanique infernale de chassés-croisés sur le thème de l’infidélité conjugale où les bons mots croisent le fer à fleurets non mouchetés. Sur ce terrain, On va faire la cocotte ne fait pas exception à la règle…
Histoires de boîtes
Comme des diables montés sur ressorts expulsés de leur boîte chaque fois qu’on soulève le couvercle, les personnages vont débouler sur la scène pour y aller de leur numéro. Les cubes se métamorphosent, au gré du déroulement de la pièce, en chambre du mari ou de la femme, en lit conjugal, en porte d’entrée des personnages ou en cachette pour observer ce qui se passe sur la scène ou pour dissimuler un personnage qui ne devrait pas être là. À couvercles soulevés et rabattus, trappes ouvertes ou fermées, sur un rythme soutenu, apparitions et disparitions se multiplient dans un ballet mécanique plein de saveur.
L’infidélité au cœur
Le thème en soi ne diffère guère de milliers d’autres traités par le vaudeville et la comédie de mœurs. Monsieur trompe sa femme, comme il est d’usage dans les familles bourgeoises, et voit une cocotte à l’insu de son épouse légitime. Pas de quoi fouetter un chat et, lorsque celle-ci le découvre et met en place un stratagème aussi tordu qu’inventif pour le démasquer, il s’en explique sans détour en faisant valoir les droits du mâle au sein du couple. Mais lorsque celle-ci déclare lui rendre la monnaie de sa pièce en faisant de même, c’est pas-de-ça-Lisette, la réciproque est inadmissible. Elle s’entête. Elle va lui montrer comment ça fait, le confronter à ce qu’il lui fait subir. Mais craquera ? craquera pas ?
Les outils de la comédie de mœurs
Des distorsions subtiles apparaissent cependant par rapport au schéma vaudevillesque traditionnel. Car elle est entreprenante, Émilienne. Non seulement, elle drague son mari pour réveiller ses sens endormis, lui fait des avances et va même jusqu’à lui proposer de se transformer en cocotte, mais elle ne reste pas les deux pieds dans les mêmes escarpins. Elle annonce la couleur et passe à l’acte. Elle va confronter l’époux infidèle en convoquant sa rivale et, dans le même temps, mettre en place les ingrédients de sa propre infidélité. Mais rien ne se passera comme prévu lorsque tout ce beau monde – femme, amie, maîtresse, mari et amant en puissance – se trouvera réuni…
Des comédiens épatants
Jonglant avec maestria avec les enjambements de cubes pour sortir de leur boîte, les comédiens mènent leur barque tambour battant, jouant l’art de la dissimulation à la perfection, le double jeu et la réplique du tac au tac avec un comique achevé. Les répliques fusent, l’insolence est de mise, les coups de théâtre sont de la partie. On rit beaucoup de ces tribulations pour boîtes, d’autant que s’y dessine un thème bien de notre temps : la contestation de la toute-puissance masculine et la reconnaissance de la liberté des femmes et de l’égalité des sexes, qui éloignent la pièce du simple vaudeville et de la comédie boulevardière.
Une pièce aux résonances féministes
La femme joue un rôle central dans le dérèglement qui occupe la plupart des œuvres de Feydeau, mais ici elle s’empare d’un rôle traditionnellement dévolu aux hommes dans la société de l’époque de Feydeau : le droit à la sexualité et au plaisir. Référence à l’aventure de l’auteur dont la femme a pris un amant, ce qui a provoqué en 1909 la rupture entre les époux et l’emménagement de Feydeau dans un hôtel près de la gare Saint-Lazare ? Ou choix de Jean-Paul Tribout qui écrit une fin à cette pièce inachevée en s’inspirant de Maupassant ? Car le texte d’origine s’achève avec le pari d’Émilienne de tromper son mari pour lui rendre la monnaie de sa pièce et que toutes les suppositions restent possibles… Jean-Paul Tribout se glisse avec une malignité délicieuse et pleine d’habileté dans les habits taillés par Feydeau en nous offrant une fin où se dessine un portrait du bourgeois cynique et quelque peu vitriolé. On ne s’en plaindra pas, au contraire. La « cocotte » qu’il mitonne n’a rien de réchauffé, et ses bouillonnements dégagent un fumet d’impertinence et de fraîcheur tout à fait bienvenus.
On va faire la cocotte d’après Georges Feydeau
S Mise en scène Jean-Paul Tribout S Assistant mise en scène Xavier Simonin S Avec Caroline Maillard (Émilienne), Claire Mirande (Olympe), Julie Julien (Blanche), Samuel Charle (Thomas) et Jean-Paul Tribout (Trivelin) S Lumières Philippe Lacombe S Costumes Julia Allegre S Musique Dario Ivkovic S Production Scène et Public S Coproduction Sea Art S Soutien ADAMI S Durée 1h10
Du 19 avril au 11 juin 2023, du mardi au samedi à 18h30, le dimanche à 15h
Lucernaire – 53, rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris
Rés. 01 45 44 57 34 www.lucernaire.fr