Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Arts-chipels.fr

L’Espèce humaine. En plein cœur de la barbarie, l’humanité…

L’Espèce humaine. En plein cœur de la barbarie, l’humanité…

Le témoignage de Robert Antelme, interné dans les camps durant la Seconde Guerre mondiale, est l’un des très grands textes consacrés à l’horreur des camps. Dans l’apparente simplicité du texte restitué, Anne Coutureau livre une bouleversante version qui en présente toute la complexité.

Nacht und Nebel – nuit et brouillard. Sur le plateau dépouillé du théâtre dont l’absence de décor souligne le dénuement, une silhouette se dessine dans la pénombre, baignée dans une légère brume, au fond du plateau. Des vêtements anonymes dans lesquels elle semble flotter, un manteau trop grand, un pantalon trop large. La comédienne qui s'y est glissée entame à la première personne le récit du « voyage » qui mènera Robert Antelme, un résistant arrêté le 1er juin 1944, vers la déportation, par le convoi n ° 79 à destination de Buchenwald où il sera logé dans une ancienne église désaffectée avant d’atterrir à Dachau à la Libération, au terme d’une marche épuisante. Dans des atmosphères crépusculaires où les jours essoufflés succèdent aux nuits difficiles, tantôt reculée au fond du plateau et tantôt proche du public, elle livre la chronique rédigée par celui qui ne voulait pas mourir pour garder la force de témoigner, de laisser une trace de ce qui fut.

Un récit nu qui fait œuvre littéraire en évacuant la littérature

Sans pathos, le texte de Robert Antelme offre une description presque clinique de sa vie dans les camps. Comme d’autres témoignages livrés par les survivants, tel Primo Levi, celui qui partageait sa vie avec Marguerite Duras et pèse à peine trente kilos à sa sortie du camp relate les conditions de sa détention. L’église surpeuplée dans laquelle on les a entassés, la fumée pestilentielle des crématoires, les tâches exténuantes sous les coups, la saleté, les poux qui vous dévorent la couenne, les risques que comporte le seul fait de faire ses besoins, les brimades de toutes sortes et l’extrême violence à laquelle sont confrontés les déportés, qui est un passage « obligé » pour leurs bourreaux-soldats-kapos. Il décrit la faim obsessionnelle qui vide les corps de toute force et la perversité de ceux qui laissent à leur portée les restes d’épluchures pour mieux les punir s’ils osent y toucher.

L’Espèce humaine. En plein cœur de la barbarie, l’humanité…

Résister envers et contre tout

Le texte évoque aussi ces petits matins où la nature chante en contrepoint, où l’on se partage un mégot à fumer, où une paysanne vous glisse subrepticement un morceau de pain dur. Il dessine les petites stratégies du quotidien, développées pour résister, se rendre invisible aux yeux des bourreaux, trouver un travail moins pénible. Parce qu’il n’est pas de meilleure réponse à la barbarie homicide que la survie, la volonté de ne pas se laisser anéantir, et que cette volonté-là fait un homme en dépit de ses renoncements et rend paradoxalement son humanité à celui dont on voudrait la dépouiller. La description n’est pas seulement témoignage, elle est vibrante manifestation d’une humanité qui trouve à se réfugier dans ce qui lui reste, dans une pensée que rien ne peut tuer.

Un parcours plein d’une émotion juste

Avec une sobriété remarquable, une lente gestuelle dépourvue d’excès, des déplacements minimalistes dans une lumière chiche qui dessine sur le sol les parcours de l’enfermement et nimbe le personnage, Anne Coutureau, sans hâte, détaille chaque phrase, en découpe le sens comme au scalpel. La dramatisation n’est pas de mise dans ce récit qui relie sans cesse l’expérience insoutenable de la réalité et sa mise en questions à travers l’analyse. La comédienne, qui a sélectionné pour le spectacle les textes de l’auteur dans la masse des quelque trois cents pages de son ouvrage, escorte le personnage dans son apprentissage douloureux de l’humanité, sur ce chemin de croix où le crucifié se retrouve seul, sans proches pour l’accompagner, et où l’affliction n’est pas de mise. Elle accorde son supplément d’âme à celui qui fut avec ce texte, malgré une collaboration suivie avec les milieux littéraires, l’auteur d’un unique livre. On est saisi par l’oscillation subtile, traduite avec finesse, de son contenu entre la tentation de la désespérance et l’affirmation de notre humanité. Car bourreaux et victimes, ainsi l’affirme Robert Antelme, appartiennent à la même espèce en dépit qu’ils en aient...

L’Espèce humaine de Robert Antelme (éditions Gallimard)

S Adaptation et interprétation Anne Coutureau S Mise en scène, scénographie Anne Coutureau et Patrice Le Cadre S Lumières et régie générale Patrice Le Cadre S Création sonore Jean-Noël Yven S Administration, production et diffusion Théâtre vivant

Du 6 au 29 juillet 2023, Théâtre des 3 soleils, 4 rue Buffon 84000 Avignon - 17h35

 

 
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article