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Arts-chipels.fr

Deux sœurs. Quand le fantastique plonge dans les profondeurs de nos peurs et flirte avec l’hystérie collective.

© DR

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Au travers de l’histoire tragique de deux sœurs irlandaises, Marien Tillet nous entraîne sur les chemins d’un conte à faire frémir les grands. Les histoires d’ogresses ne sont pas seulement faites pour les petits et mettent en scène bien plus que ce qu'elles racontent...

Le plateau est nu. On distingue dans la pénombre un billot de bois auquel est accroché un violon. L’homme qui apparaît est comme vous et moi, ou presque. Il est ethnologue, spécialiste des hystéries collectives. Un scientifique, épris de logique et de statistiques appuyant ses propos. Il se contemple dans la glace imaginaire que lui tend le public. Ce miroir, c’est aussi celui d’une armoire ancienne dont il vient de faire l’acquisition. Au fond d’un de ses tiroirs, il a trouvé un petit carnet – un journal intime. Comme il est écrit dans une langue étrangère – en l’occurrence en irlandais – il en confie la traduction à l’un de ses amis. Ce soir-là, il se rend à un speed dating, ces rendez-vous enchaînés de quelques minutes chacun, censés provoquer la rencontre avec la femme – ou l’homme – de votre vie. Mais, passant devant un bar, le voici détourné de son projet car l’Élue est là, immobile, ni absorbée dans une activité ni plongée dans le spectacle de la rue. Elle attend, simplement. Il entre, lui adresse la parole, s’assied à sa table. Elle s’invite chez lui. On découvrira qu'elle n'est pas étrangère à ce que raconte le carnet. Bientôt les histoires se mêlent et s’emmêlent…

© JO

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De Paris au Sud-Ouest de l’Irlande, récits croisés

Rapidement, les niveaux se télescopent pour former un labyrinthe inextricable. Près d’un demi-siècle sépare le présent du narrateur et le moment où fut rédigé le carnet. Sa rédactrice est une jeune Irlandaise ayant vécu dans une petite ville minière d’Irlande. Elle évoque une maladie de langueur qui la cloue au lit – on en découvrira au fil du temps la terrible nature – et fait référence à des événements terribles survenus dans cette petite localité. Entre la rencontre avec la mystérieuse jeune fille dont Marc, le narrateur, ne connaît ni le nom ni le domicile, la traduction du journal livrée progressivement par l’ami traducteur qui fait part de ses découvertes – ce qui entraîne la voyage des deux amis au pays du carnet –, l’autonomie singulière dont semble être dotée l’armoire et les moments où le conteur-ethnologue fait part de ses réflexions au public, Marien Tillet ne se contente pas de reconstruire une histoire à coup d’allers-retours dans le temps et l’espace, il souffle le chaud et le froid, alterne mystères et démystifications, élabore au fil du temps un suspense de plus en plus insoutenable, distille le rire avec l’effroi.

© Cédric Demaison

© Cédric Demaison

Une scénographie minimaliste

Concentré sur le récit, le spectacle ne comporte pas de décor. Quoique située dans le temps, l'histoire est atemporelle. Quelques accessoires tout au plus indiquent un changement de lieu. Un tabouret fait de morceaux de bois assemblés de bric et de broc suffit à évoquer le pub irlandais où Marc interroge l’aubergiste sur les événements passés. Un curieux totem de bois brut matérialise l’armoire qui se mue en source de cauchemars. Quant au billot de bois situé au centre de la scène, il nous transporte, dans son halo lumineux dans le journal de la jeune fille, Aïleen. Dans le triangle formé par ces trois éléments l’action est enfermée, et la lumière définit les espaces. Neutre à l’avant-scène quand le narrateur s’adresse au public, elle devient plus inquiétante quand elle pénètre au cœur de l’histoire. La mise en situation du journal d’Aïleen, qui plonge la scène dans la pénombre, se teinte de rouge lorsque le récit aborde aux rives sanglantes de la fable. Le faisceau orienté qui émane de l’armoire attire le narrateur comme un papillon pris au piège. Et nous avec.

Un violon personnage

Le violon offre, à sa manière, une traduction du journal de la jeune fille et se fait, à son tour, narrateur. Non seulement, il rappelle l’Irlande « éternelle » et ses airs de musique populaire, mais il rythme, par une accélération du tempo ou une utilisation comme une percussion les moments où la tension redouble. Il devient contrebasse lorsque se noue le drame, se fait grinçant lorsqu’il éclate, souligne l’inquiétude et la peur. Un système de pédale de loop crée comme une basse continue qui enrichit le morceau et revient par la suite, accompagnant le passage d’un moment de l’histoire à l’autre, fondant fiction passée et fiction en train de se faire dans un récit unique. Les effets loop ajoutent un niveau à l’interprétation live de la musique. Joué en direct, le violon donne au récit une réalité organique, ici et maintenant, et contribue à la désorientation volontaire induite par la fable et ses différents niveaux, jonglant entre présent et passé.

© Cédric Demaison

© Cédric Demaison

Dans les abîmes de la psychose et de l’hystérie collectives

Au-delà de l’aventure du narrateur, cette fable raconte d’autres histoires. À celle de la jeune fille pure et tout de blanc vêtue devenue ogresse pour contes d’adultes, qui a besoin de chair fraîche et de sang pour survivre et dont le cannibalisme, découvert, lui vaut une mise à mort atroce, s’ajoute celle des habitants de ce pays minier, confrontés à cette découverte – ou prétendue telle – et entraînés dans une fureur vengeresse. Rien n’arrête la foule livrée à la frénésie de lynchage qui s’étend bientôt à la sœur de la jeune fille. Aucun épisode, aucun détail macabre n’est omis. Les deux sœurs méritaient-elles ce déferlement vengeur ? La raison cède définitivement à l’ivresse d’une folie collective. L’expression biblique « œil pour œil, dent pour dent », poussée dans ses développements ultimes, mène, dans son escalade, à une terrifiante démence.

Avec un art consommé non exempt d’un humour très noir, Marien Tillet, par la seule magie de son évocation, nous mène dans les entrailles de la peur, sur un chemin où réalité et fantasme ne font qu’un et nous ramènent à nous-mêmes. Sur cette voie étroite en équilibre instable entre réalité et cauchemar, entre raison et déraison, il nous entraîne dans les eaux troubles de notre propre conscience et nous plonge dans le marigot sinistre des dérives collectives. Une leçon magistrale qu’il convient de retenir à l’heure où les fake news sont légion et où les conspirationnismes et intolérances de tout poil rendent imaginables tous les excès…

Deux sœurs

S Direction artistique Marien Tillet S Écriture/jeu/violon Marien Tillet S Scénographie/lumières Samuel Poncet S Dispositif sonore Pierre-Alain Vernette S Production Le Cri de l’Armoire S Coproduction et accueil en résidence La Rampe La Ponatière, Scène conventionnée - Échirolles, Communauté de communes Val de Charente / La Canopée – Ruffec S Coréalisation et accueil en résidence Théâtre Dunois – Paris S Accueil en résidence Amin Théâtre – Le TAG Grigny, Maison du Conte - Chevilly-Larue, Les Théâtres de Maisons-Alfort / Théâtre Claude Debussy S Avec le soutien de la Ville de Paris – Aide à la résidence artistique et culturelle La Cie Le Cri de L’Armoire est conventionnée par le Ministère de la Culture / DRAC Île-de-France.

Théâtre Dunois, 7 rue Louise Weiss Paris (13e) > 11 représentations

Du 9 au 18 mai 2022. Les 9, 10, 11, 12 mai (19h), 13, 14 (20h), 16, 17, 18 (20h)

Scolaires le 10 et le 17 (10h00)

Rés. 01 45 84 72 00 www.theatredunois.org

11•Avignon | 11 boulevard Raspail | Salle 2

Du 7 au 29 juillet (13h35) | relâche les 12, 19 et 26

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