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Arts-chipels.fr

Désir, terre et sang. Oratorio forain pour un poète andalou défunt.

© DR

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Convivialité et partage sont au rendez-vous de ce beau spectacle qui croise la tragique destinée du poète Federico García Lorca et son œuvre théâtrale, marquée du sceau de son amour pour l'Andalousie. 

Autour de la tente de cirque, couleur de ciel et de soleil avec ses bleus et jaunes éclatants, des roulottes ont été disposées. Chacune d’entre elles a sa décoration propre. Des silhouettes fantomatiques voisinent avec Polichinelle et les personnages de la commedia dell’arte, certaines saynètes semblent sorties de quelque miniature médiévale où des femmes s’affairent, l’une à sa toilette, l’autre à sa musique. À l’abri de tentes ouvertes, bar et restauration ont été installés. Ça sent la bière et la frite, Belgique oblige pour ces Baladins, mais aussi le végé. Pourtant le spectacle du soir nous entraîne beaucoup plus au sud, dans les villages de l’Andalousie profonde. Ce soir, on joue un spectacle de et sur García Lorca.  

© Pierre Bolle

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Du théâtre de García Lorca au personnage poète

À l’entrée de la salle, la tenue soignée, un homme nous accueille. Monsieur Loyal sans le boniment grandiloquent, en plus intime, plus personnel. Il nous prévient, nous informe, nous oriente. Nous sommes chez Bernarda Alba, sans doute venus pour l’enterrement. Ou peut-être conviés à la noce de la jeune fille, ou encore pour Federico. Ou tout simplement pour respirer l’odeur de la toile du chapiteau chauffée au soleil. Parce que le spectacle, c’est tout cela. Trois pièces qui forment un triptyque andalou, la Maison de Bernarda Alba (écrit en 1936), Yerma (en 1934) et Noces de sang (en 1935), jouées dans un désordre chronologique et qui s’interpénètrent dans le spectacle, associées à l’évocation du météore qui traversa le ciel espagnol, le poète républicain homosexuel Federico García Lorca, capturé par les phalangistes et exécuté sommairement par les milices franquistes le 19 août 1936. Notre guide, c’est le maître d’école Dioscoro Galindo, le Maître Rouge, lui aussi exécuté le même petit matin blême et dans le même lieu, sur un chemin, quelque part entre Viznar et Alfacar.

© Pierre Bolle

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Destins de femmes

Au croisement de toutes ces histoires, il y a des femmes. De noires silhouettes desséchées sur lesquelles plane la figure de la Mère, qu’elle s’incarne dans Bernarda Alba, cette veuve orgueilleuse qui enferme ses filles dans un deuil de huit ans pour le décès de son époux, ou bien la mère que voudrait être Yerma, que son époux n’honore pas, ou encore celle du fiancé qui répugne à laisser son fils à une autre en le mariant. Mais s'exposent aussi des femmes prises dans l’étouffoir des mariages arrangés, enfermées dans une société où tout geste est aussitôt scruté, toute velléité de liberté réprimée, tout écart condamné. Une terre qui vous possède, où les désirs n’ont d’autre opportunité que d’être contrariés et où toute transgression ne peut être lavée que par le sang. Un univers de codes, rigides jusqu’à la folie, où l’amour ne peut être une option, où la passion est forcément tragique. Un monde qui impose aux femmes le silence, et aux hommes la violence.

© Pierre Bolle

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Une forme chorale

Comme un long lamento qui déchire le silence, elles viennent l’une après l’autre et toutes ensemble, évoquer leurs prisons, exposer leurs souffrances, leur enfermement, leurs désirs inassouvis, leurs passions contrariées. Hommes et femmes disent cette Espagne qu’ils ont au cœur, en faisant résonner le texte poétique de Lorca dans sa langue originelle, en lui rendant son goût de pierre, son timbre rugueux qui vient de l’intérieur. Ces chants poignants, viscéraux, que la musique escorte, empruntent au cante jondo, cette expression gutturale arrachée à la gorge, au flamenco ou à Manuel de Falla, mais la musique puise aussi dans la poignante élévation qui caractérise les cantates de Bach ou le caractère ontologique des rythmes africains. Leur sombre éclat nous emporte et porte le spectacle de bout en bout. Au-delà du théâtre, c’est la poésie qui s’installe.

© Pierre Bolle

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Une chorégraphie du groupe

La mise en scène accentue l’expression de cette parole plurielle. Dans l’univers circulaire et fermé au-dessus duquel plane une mantille lunaire, les personnages en se déplaçant dessinent un ballet où se forme l’identité du groupe. Noces, enterrement ou traque des amants fugitifs, ils sont de tous les instants. Si quelques personnages sont identifiés en tant que tels et dialoguent entre eux, c’est le groupe qui en constitue l’armature. Chœur antique qui commente l’histoire, il porte l’expression de la communauté. Parfois même, le chœur des femmes se fait l’écho d’un personnage unique, comme autant de voix plurielles pour exprimer une même réalité. Le sort de Yerma, épouse délaissée, rendue stérile par un mari qui fuit en se réfugiant dans le travail, ne lui appartient pas en propre. Il est celui de bien d’autres femmes et le groupe que forment les Yerma, par un effet miroir, incarne les facettes d'un même sort collectif qui dépasse celui du personnage. Ce que le spectacle nous dit à travers ces dédoublements, cette fragmentation, ce n’est pas autre chose que ce qu’indique Lorca, dans les Noces de sang, en refusant de nommer le fiancé et la fiancée autrement que par ce qui les lie, leurs fiançailles…

© Pierre Bolle

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Le théâtre en chemin…

Le théâtre sous chapiteau est un choix, fait par la compagnie des Baladins du Miroir voici plus de quarante ans, d’abord avec Nele Paxinou et Marco Taillebuis, les fondateurs, puis avec Gaspar Leclère qui les dirige encore aujourd'hui. Une itinérance lente, avec plusieurs représentations à chaque fois – qu’on retrouvera en France cet été à Villeneuve-lès-Avignon – et des quartiers d’hiver à Jodoigne, dans l’Est du Brabant, où le Stampia accueille aussi rencontres et résidences et ouvre ses portes à des metteurs en scène pour créer avec sa troupe permanente. Une éthique commune rassemble les membres des Baladins : défendre un théâtre populaire et festif, toucher un public qui n’est pas toujours celui des salles de spectacle, le rencontrer là où il est, dans les villages comme dans les villes. Elle est partagée par l’ensemble de la troupe où les artistes sont à la fois acteurs, circassiens et musiciens, mais aussi impliqués dans la logistique de ce théâtre forain.

© Pierre Bolle

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De la Barraca au théâtre forain

En 1931, à la chute de la dictature de Primo de Rivera en Espagne, Lorca avait été nommé directeur d’une société de théâtre étudiant subventionnée, la Barraca, chargée d’apporter au plus grand nombre, dans des provinces essentiellement rurales et dans les couches sociales défavorisées, le grand répertoire classique espagnol – Lope de Vega, Calderón de La Barca, Tirso de Molina, Cervantès. Un théâtre itinérant pour une mission d’éducation populaire, saluée par les intellectuels de l’époque et marquée par un grand succès populaire. La démarche des Baladins se fixait une ambition analogue. C'est ainsi que, tout naturellement, Dominique Serron, la directrice artistique de l’Infini Théâtre, dont la démarche humaniste défend l’utopie culturelle et l’engagement dans l’art, a eu l’idée de proposer le spectacle à Gaspar Leclère et d’associer sa propre troupe à celle des Baladins pour retrouver l’esprit du théâtre de Lorca. Trente personnes, dont seize acteurs et deux musiciens, forment chaque soir l’équipe du spectacle pour rendre à Lorca sa force politique et au théâtre itinérant sa mission citoyenne d’initiation, de rencontre et de transgression. La roulotte qui se fait décor dans le cours du spectacle forme comme un rappel de la philosophie de la Barraca, une manière de rendre manifeste, comme dans le procédé du théâtre dans le théâtre, l’itinérance dans l’itinérance.

« Le théâtre, c’est de la poésie qui sort du livre pour descendre dans la rue », avait écrit Lorca. Oratorio pour un poète défunt dont la voix troue le silence d’un désert sans perspective, Désir, terre et sang nous parle d’un espoir fou, où la liberté et l’éducation jouent le premier rôle. Et où la poésie emporte le regard...

© Pierre Bolle

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Désir, terre et sang d’après la Maison de Bernarda Alba, Yerma et Noces de sang de Federico García Lorca

S Adaptation et mise en scène Dominique Serron S Composition et direction musicale Line Adam S Création et écriture du personnage du Maître Rouge François Houart S Scénographie Laure Hassel S Création des costumes Christine Mobers S Réalisation des costumes Marie Nils S Création lumière Xavier Lauwers S Création et réalisation vidéo Drop The Spoon S Réalisation et montage images Laure Hassel et Jean-Luc Gason S Direction technique et construction décors Xavier Decoux S Coordination technique Abdel El Asri S Régie lumière Ananda Murinni S Régie son Antoine Van Rolleghem S Régie plateau Simon Gélard S Création maquillage Julie Serron S Assistanat à la mise en scène Léopold Terlinden S Assistanat à la scénographie Julie Marquet, Noémie Warion S Percussions (en alternance) Gauthier Lisein / Hugo Adam S Piano Line Adam S Violon (en alternance) Aurélie Goudaer / Juliette Tracewski Avec (en alternance) Irène Berruyer / Léonard Berthet-Rivière / Andreas Christou / Stéphanie Coppé / Elfée Durşen / Monique Gelders / Aurélie Goudaer / Florence Guillaume / François Houart / Geneviève Knoops / Sophie Lajoie / Gaspar Leclère / Virginie Pierre / Géraldine Schalenborgh / Léopold Terlinden / Juliette Tracewski / Julien Vanbreuseghem / Coline Zimmer S Figuration films Lesly Briggs, Cyril Collet, Kevin Lerat, Alexia Lobo S Tout public à partir de 12 ans S Durée 2h30 avec entracte S Sous le chapiteau des Baladins du Miroir Direction générale et artistique Gaspar Leclère Administration Céline Wiertz / Laure Vaugels / Virginie Hayoit S Production exécutive - Diffusion Belgique Baladins du Miroir / Sania Tombosoa Diffusion France Laure Meyer et Karinne Meraud - Ksamka S Création Baladins du Miroir et L’Infini Théâtre S Coproduction Atelier Théâtre Jean Vilar, Palais des Beaux-Arts de Charleroi et DC&J Création. S Avec le soutien du Centre Culturel du Brabant Wallon. Avec l’aide de la Fédération Wallonie Bruxelles, de la Région Wallonne, de la province du Brabant Wallon, du Centre des Arts Scéniques, du Tax Shelter du Gouvernement fédéral belge, d’Inver Tax Shelter, de la Loterie Nationale et de la Fondation Jan Michalski.

Film de présentation (35’) : https://youtu.be/eoOyuSFkU5w 

Teaser (1’50) https://youtu.be/PZpjhhMz5w8

Du 9 au 21 juillet 2022 à 21h30 (relâche le 15)

À Villeneuve en scène – Chemin de l’Avion, 30400 Villeneuve-lès-Avignon

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