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Arts-chipels.fr

Oroonoko ou l’histoire d’un prince noir devenu esclave raconté par une « pute et poétesse » blanche

Oroonoko ou l’histoire d’un prince noir devenu esclave raconté par une « pute et poétesse » blanche

Alors qu’une forme de ségrégation raciale à l’envers pointe dans certains débats sur le décolonialisme, il est temps de réaffirmer que c’est dans le dialogue et non dans l’exclusion que l’on peut aborder la question du racisme. Ce spectacle pour pré-ados et plus grands offre une belle opportunité, théâtrale et musicale, de favoriser la rencontre et de réconcilier au lieu d’opposer.

1682. En pleine époque de « traite » des noirs, une femme écrivaine qui, phénomène exceptionnel pour l’époque, vit de sa plume publie un ouvrage qui narre sa rencontre avec des populations « étrangères », là-bas, au loin, sur les rives de l’Amérique du Sud. Elle est anglaise et, dans le Surinam occupé par les forces de sa Gracieuse Majesté, elle raconte l’histoire d’un prince noir exilé malgré lui et réduit en esclavage dans ce pays. Nous sommes à la moitié du XVIIe siècle. Néerlandais, Espagnols et Français se sont succédés avant que les Anglais ne s’installent. D’abord éliminés par les Amérindiens, ils reviennent en force avec cent planteurs et leurs esclaves. Cinq cents plantations de canne à sucre sont rapidement mises en place le long des rivières Suriname et Pará. Angleterre et Pays-Bas continueront de se disputer le territoire.

Aphra Behn

Aphra Behn

Une femme aux colonies

Aphra Behn, qui n’est encore qu’Aphra Johnson, a vingt-trois ans. Son père a été nommé aux colonies et elle a suivi ses parents, mais son père meurt durant la traversée et la jeune fille regagnera l’Europe avec sa famille sept mois plus tard. En attendant, elle se passionne pour cet environnement si nouveau pour elle. Elle n’a pas froid aux yeux, la petite. Elle est avide de découvrir ce monde si éloigné du sien, avec sa diversité ethnique et culturelle. Un univers où coexistent sans se fréquenter les immigrés de tous bords, les esclaves noirs qu’on importe en masse pour les faire travailler dans les plantations et les autochtones qui vivent retirés dans la dense et impénétrable forêt amazonienne et dont le mode de vie lui semble relever de l’âge d’or.

Le parcours d’une femme libre

De retour en Europe, Aphra épousera un négociant hambourgeois avant d’en être veuve très tôt. Indépendante, elle deviendra espionne pour le compte de la Couronne britannique sous le nom de code Astrea – elle se plaindra sans cesse de ne pas être payée –, traductrice (de Fontenelle et de La Rochefoucauld) et autrice. Dans ses comédies satiriques, elle fustigera la pratique des mariages forcés et prônera l’égalité des sexes en amour. Elle se battra avec acharnement pour faire reconnaître son statut de poétesse. Première femme de lettres anglaise, indépendante, contestataire et féministe avant l’heure, en dépit de conditions d’existence difficiles, la « George Sand de la Restauration » qualifiée par un libelle sarcastique de « punk and poetess » (pute et poétesse), de femme publique qui déroge aux modèles féminins de pudeur et de modestie, affirme sa liberté. Oronoko ou le prince esclave. Une histoire vraie, l’un des premiers romans écrits en langue anglaise occupe une place de choix dans la littérature de la Restauration anglaise. Le roman connaîtra un destin d’exception. Son succès lui vaudra une adaptation tragicomique pour le théâtre, une traduction, infidèle, en français par Antoine de La Place, qui inspirera à Voltaire le personnage de Candide. Oronoko, réédité sept fois avant la Révolution française, met en scène le premier héros noir de la littérature occidentale.

© Nicole Miquel

© Nicole Miquel

L’esclavage au cœur

Vingt-cinq ans après son séjour au Suriname, Aphra Behn revient sur la destinée hors du commun d’Oronooko. Petit-fils d’un roi qui craint pour sa couronne et convoite la femme qu’il aime, le jeune prince originaire d’Afrique de l’Ouest, le pays yoruba, est victime des négriers. Saoulé et enfermé à fond de cale, il est emmené au Surinam pour y travailler dans les plantations de canne à sucre. Il est une des pièces de ce « commerce triangulaire » qui envoie des navires vers l’Afrique charger une cargaison de noirs vendus comme du bétail et envoyés vers les Amériques, où leur travail ramène en Europe coton et canne à sucre, entre autres. Esclaves, les déportés sont taillables et corvéables à merci. À la merci d’une administration coloniale profiteuse, incompétente et paresseuse qui les laisse sans protection face à leurs maîtres. Au Suriname, Oroonoko retrouve sa bien-aimée, Imoinda, déportée pour avoir résisté au roi. Elle va bientôt porter leur enfant. Né d’esclaves, il sera esclave, comme eux, ce qu’Oroonoko ne peut accepter. Il gagne alors la forêt amazonienne avant d’être repris.

© Nicole Miquel

© Nicole Miquel

Une fable sur l’identité

Au-delà du destin romanesque d’Oroonoko et de l’histoire de l’amitié qui lie la jeune Ephra et le jeune prince, le spectacle met l’accent sur la question de l’identité. Oroonoko, devenu esclave, est dépossédé de son nom et, par la volonté de ses maîtres, devient César avant que la révolte qu’il fomente ne le transforme en Spartacus. Il renvoie la balle à Ephra, qui se mue en Astrea dans ses activités d’espionnage et de plume, en rébellion contre l’ordre établi et le statut fait au femmes. Leurs changements de noms illustrent leur impossibilité d’être ce qu’ils sont et d’en obtenir la reconnaissance. La société les dépossède d’eux-mêmes en leur ôtant leur nom ou en les contraignant à en changer.

Culture, cultures

La jeune Ephra, en abordant aux rives du Suriname, se retrouve à la croisée des cultures qui coexistent à cette époque sur ce territoire. Sa culture d’anglaise dont elle rejette les aspects coercitifs ; la culture yoruba, importée d’Afrique par les esclaves, qui se transmet aussi bien dans les chants de travail que lorsque la communauté africaine se retrouve, le soir ; mais aussi celle des Arawaks et des Caraïbes, les Indiens d’Amazonie qu’elle découvre en imposant sa présence lors de l’expédition qui recherche Oroonoko en fuite. Ethnologue avant la lettre, ouverte sur ces civilisations inconnues, Ephra s’en fait une observatrice attentive à leur diversité, même si elle ne comprend pas toujours le sens de ce qu’elle voit et ne peut juger qu’à travers ses yeux d’Européenne enfermée, en dépit de sa volonté d’en sortir, dans un certain carcan d’analyse.

© Nathaniel Baruch

© Nathaniel Baruch

Des comédiens bateleurs

Autour d’une aire de jeu qui pourrait figurer un sol sableux ou de la terre, les accessoires sont disposés sur des caisses de bois qui renvoient au « commerce » triangulaire. Avec une économie de moyens qui rappellent le théâtre de rue et l’art des bateleurs, les quatre comédiens sur scène incarnent tour à tour tous les personnages de l’histoire : Ephra, Oroonoko et Imoinda, mais aussi, plus généralement les colons, les esclaves et les populations autochtones. Ils sont les conteurs de l’histoire, n’hésitant pas à esquisser pas de danse façon comédie musicale et chansons en chœur, et nous sommes le public auquel ils s’adressent. Complices, destinataires et partie prenante du spectacle, les enfants auxquels le spectacle est destiné en priorité sont invités à participer en battant des mains en cadence au rythme de la musique. Quant à l’interrogation sur l’identité, elle prend la forme d’un jeu du « blase » auxquels ils sont conviés. Dis-moi comment tu te nommes et je te dirai qui tu es…

© Nicole Miquel

© Nicole Miquel

Une immersion musicale

Omniprésente, la musique de Dramane Dembélé et Yann Le Dantec nous plonge dans les origines africaines de la musique afro-cubaine. Utilisant les flûtes peules, la kora ou harpe mandingue dont la caisse de résonnance est constituée d’une calebasse, le petit kalimba ou piano à pouces dont les lamelles métalliques vibrent sous la pression des doigts, Dramane Dembélé nous invite à un voyage, à un retour aux sources qui s’accorde admirablement avec la quête de l’identité qui parcourt le spectacle. L’association des sons de ces instruments traditionnels avec une électrification relie passé et présent, musique traditionnelle et musique d’aujourd’hui. Elle va de pair avec le décor vidéo planté en fond de scène. Des images issues d’une résidence de la compagnie à la frontière entre Suriname et Guyane qui rencontrent aussi bien le fil du fleuve Maroni et sa nature environnante que les populations d’aujourd’hui. Un fil qui se tisse pour dire qu’aujourd’hui est aussi un produit d’hier et que le passé pèse encore sur nos têtes. Et si une entorse – public oblige – est faite à la fin du roman d’Ephra Behn en laissant le devenir d’Oroonoko en suspens, offert à la discrétion du choix du public – dans l’histoire rapportée par Ephra Behn, Oroonoko, capturé après sa fuite, est démembré vivant – Aline César ouvre une porte vers une histoire qui pourrait bien se finir si on le souhaite et où le dialogue entre les communautés, au lieu d’être rompu, pourrait être porteur d’un nouveau souffle. On n’effacera pas le passé en matière de colonisation. Reste à construire un avenir plus ouvert, plus positif. C’est l’une des leçons de cet attachant spectacle, impeccablement rythmé et plein d’entrain.

Oroonoko, le prince esclave d’après Oroonoko, or, the Royal Slave. A True History (Oroonoko, le prince esclave, une histoire vraie, 1688) d’Ephra Behn. S Texte et mise en scène Aline César. S Création jeune public à partir de 8 ans. S Compagnie Asphalte S Avec Dramane Dembélé (flûtes peules, n’gnôni, tâma), Catérina Barone, Nicolas Martel ou Julien Flament, Coralie Méride ou Lymia Vitte, Assane Timbo ou Josué Ndofusu Mbemba et la participation d’Olivier Auguste (film) S Dramaturgie May Bouhada S Collaboration artistique : Laora Climent S Musique Yoann Le Dantec, Dramane Dembélé S Chant : Marianne Seleskovitch S Lumières Orazio Trotta S Régie générale : Rémy Chevillard S Costumes : Mina Ly S Accessoires : La Bourette S Statuettes Sidikiba Kamara S Vidéo : Gaëlle Hausermann, Miguel Lienga, Stéphane Bellenger

TOURNÉE (ses modifications seront annoncées ultérieurement)

Société de Consommation, La Chaux-de-Fonds (Suisse), 22 octobre 2020, lecture-concert du livre Aphra Behn, Punk and Poetess en partenariat avec le Théâtre Populaire Romand et la librairie La Méridienne.

L’Echangeur, Bagnolet (93), 29 au 31 mars 2021. Présentation à la presse.

Maison du Peuple, Pierrefitte-sur-Seine (93), 11 avril 2021 à 17h.

Salle des fêtes, Sevran (93), 7 mai 2021 14h30 et 20h30

Saint-Laurent du Maroni (Guyane), Ven. 26 novembre à 9h – sam. 27 novembre à 18h

Théâtre de Macouria (Guyane), Scène conventionnée de Guyane. Jeu. 2 décembre 2021 à 9h – ven. 3 décembre à 9h – sam. 4 décembre à 18h

 

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