8 Février 2022
De septembre à novembre 2019, la Manufacture des Abbesses rendait hommage à Nathalie Sarraute, la « papesse » du Nouveau Roman, à travers des spectacles et des lectures. Un hommage interrompu par la pandémie de covid 19. Elle reprogramme aujourd’hui cet hommage. L’occasion de se replonger dans une page incontournable de notre littérature.
L’eau a coulé dans le fleuve du temps et les vertiges de notre présent, d’une époque frénétiquement lancée dans une agitation vibrionnaire, ont relégué au rang de vestige historique ces moments où la littérature s’est remise en cause elle-même, à travers les entorses faites au récit et à l’histoire par les nouveaux romanciers, à travers le jeu avec l’écriture et les combinatoires souvent cocasses et inventives des oulipiens. Heureuse époque où l’on pouvait s’opposer à un courant dominant sans que le gigantesque estomac de la société le digère aussitôt, récupérant les sucs dans un immense et inéluctable processus de dénaturation. Notre époque a oublié ce que nous devons à ces défricheurs qui ont balayé une certaine manière d’écrire et imposé cette liberté de ton dont nous disposons aujourd’hui.
Écrire dans les marges
Il est donc temps de nous rafraîchir la mémoire, et en particulier avec Nathalie Sarraute qui poursuivit inlassablement sa quête d’entre les mots. Avec une acuité redoutable, elle s’est attaquée à ce qui constitue le fondement de la nature humaine : le langage. Elle révèle, avec une cruauté à nulle autre pareille, le vide tapi derrière ce simple mot qui est le passe-partout et la tarte à la crème de notre époque : « communiquer ». Elle pose son doigt sur la plaie et gratte avec l’ongle pour la faire suppurer. Elle traque les faux-semblants sans révolte ni colère, comme un constat qui fait émerger les « innombrables petits crimes » que provoque le simple fait de s’exprimer. Sous le dit se masque une « sous-conversation », rendue « taiseuse » par le jeu social, mais pas moins terrible et cruelle.
Entre un oui et un non
C’est dans ces intervalles que Nathalie Sarraute s’installe, dans cet entre-deux où oui peut vouloir dire non et vice-versa, où un compliment fait à un ami devient tout à coup une offense, une gifle, une marque de condescendance et de mépris, ce qui provoque fâcheries et ruptures « pour un oui pour un non ». C’est dans cette veine que s’inscrit la pièce où deux hommes sans nom – H1 et H2, mais ce pourrait tout aussi bien être nous – se retrouvent après une longue période de silence. Aucune parole définitive n’a été prononcée, aucune querelle n’a opposé les deux hommes. Et pourtant l’un d’entre eux est fâché. Pour rien – ou presque. Une simple phrase – « c’est bien… ça » – derrière laquelle se dissimule un profond antagonisme. Le seul fait de l’explorer dans toutes ses énonciations possibles, d’en mesurer toutes les scansions, de jouer la partition sur tous les tons et d’en analyser les grands écarts sur le plan de l’interprétation ouvre des abîmes dans lesquels les deux personnages vont s’engouffrer. Ils glissent peu à peu inéluctablement vers une vérité sans fard où se font face les essais avortés, les opportunités ratées, et où chacun devient le miroir inacceptable de l’autre. Dans le grand déballage provoqué par ces trois pauvres mots, il n’y a pas de gagnant possible. Tous deux sont perdants. Et le tribunal invisible qui juge leur comportement les stigmatisera l’un et l’autre.
Une pièce radiophonique devenue théâtre
Dire ce que le langage porte dans son énonciation comme dans ses pauses, introduire toutes les nuances de l’interprétation dans un dialogue de presque rien exige une précision millimétrée des intonations, une maîtrise des hauteurs de ton, une partition du registre musical dans lequel se déplie la voix. Il ne s’agit pas de jouer les mots mais de dire ce qu’ils font entendre justement dans leurs intervalles, dans les silences. Ils n’ont aucun sens en eux-mêmes. Seuls ceux qui les habitent les tirent d’un côté ou de l’autre. C’est ce à quoi s’emploient Gabriel Le Doze et Bernard Bollet. Faire résonner le sous-texte. Créée à l’aube des années 1980 pour la radio, cette pièce à entendre est devenue une pièce à jouer. Histoire de dire que le langage est aussi la matière du théâtre…
Pour un Oui pour un non de Nathalie Sarraute (éd. Gallimard)
Mise en scène : Tristan Le Doze
Avec : Gabriel Le Doze (H1), Bernard Bollet (H2), les voisins Rémi Jouvet (H3), Anne Plumet (F).
Manufacture des Abbesses – 7, rue Véron, 75018 Paris
Du 3 mars au 14 mai 2022, les jeudis, vendredi et samedis à 19h
Tél. : 01 42 33 42 03. Site : www.manufacturedesabbesses.com
À la Manufacture des Abbesses aussi, de Nathalie Sarraute :