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Arts-chipels.fr

Lettre à Helga. Quand l’amour et les sentiments affrontent la rugosité de la terre islandaise

Lettre à Helga. Quand l’amour et les sentiments affrontent la rugosité de la terre islandaise

Cette histoire d’amour âpre et violente dans un monde sans compassion ni issue nous entraîne, sous la forme d’un roman épistolaire, dans un univers fantasmatique où se conjuguent jeu d’acteur, musique et vidéo.

Un homme va mourir. Au seuil de sa vie, il écrit une lettre à la femme qu’il a désespérément aimée et qu’il a regardée partir, qu’il a laissée s’éloigner de lui sans la rattraper. Dans cette lettre en forme de confession, ultime vérité, il dit, dans sa maison de bois que la lumière traverse par les interstices entre les planches disjointes, la passion dévorante qu’il a laissée filer, l’amour qu’il n’a pas su vivre.

La ballade triste d’un amour sans devenir

Bjarni Gíslason est éleveur, loin des bruits de la ville. Il mène la vie dure des campagnes, les mains dans la toison des bêtes, sur leur croupe qu’il palpe, la tête au milieu des étoiles, dans la rumeur des cancans de village. Mais son mariage est un échec. Sa femme, brebis stérile, pleure son inutilité et crie sa rage de ne pouvoir enfanter. Mais il l’aime ou croit l’aimer jusqu’à ce qu’il rencontre Helga. L’appel irrépressible du désir, le bouleversement des sens, la force brute du sexe les pousse l’un vers l’autre, enchaînés sur le même lit de paille, soudés sur la lande qui les absorbe. Les collines alentour prennent la forme de la plénitude des seins d’Helga et de la rondeur de sa croupe, les creux ombrés lui offrent le triangle de sa toison pubienne, la passion le plante, sexe dressé, au milieu de la nature. Mais tous deux sont mariés et le regard des autres ne peut être que souffrance. Ne reste que la fuite, vers la ville, vers Reykjavik, le refuge dans l’anonymat, la vie l’un pour l’autre. Mais Bjarni ne peut se résoudre à quitter cette terre dont il est fait, l’air libre et la lumière, la laine des moutons qu’il respire comme l’oxygène de ses poumons, cette vie accompagnée par le rythme de la mer sous le regard des étoiles. Là il a le sentiment d’exister, de compter, d’être quelqu’un, de voir l’aboutissement du travail de ses mains. Comment accepter de devenir personne en gagnant la grande ville ? Alors il tergiverse, recule, se contente de regarder grandir de loin la fille qu’il a faite à Helga et qu’il n’aura jamais le droit d’embrasser ni de chérir au grand jour.

Un jour, cependant, il se retrouve veuf. Un jour, cependant, Helga quitte son mari. La passion qui ne l’a jamais quittée, il décide de la vivre. S’abandonner au flot tumultueux de ses sens en ébullition. Mais il est trop tard, il est passé à côté de sa vie, au large de ses sentiments. À la lettre qu’Helga lui écrit, il ne répond qu’au seuil de la mort, homme contradictoire qui n’a pas su choisir, homme glèbe que sa terre a retenu, absorbé dans son odeur de suint et de boue, que la neige a recouvert de son manteau silencieux.

Lettre à Helga. Quand l’amour et les sentiments affrontent la rugosité de la terre islandaise

Le long monologue d’un homme seul

Roland Depauw se glisse dans la peau de ce personnage fruste, agi par des événements sur lesquels il n’a plus de prise, qui se débat avec gaucherie et agressivité face à ce qu’il ne peut contrôler. Il dit la frustration, il dit la colère, il dit l’impuissance et la rage de celui qui n’a que la force pour combattre cette passion qui ne se situe pas dans ce registre-là et qu’il ne peut vaincre. Avec une gestuelle minimaliste – le personnage, à la veille de mourir, ne se déplace que difficilement avec une canne – il peint le désarroi de celui qui laisse filer sa vie faute de choisir une solution, de toute façon bancale. Il dit la virilité stupéfiée du désir qui le malmène, l’obsession qui s’est emparée de lui. Il se secoue comme un taureau furieux sous le joug dont il ne peut se libérer, il est en excès, en combats intérieurs. Mais lorsqu’il s’abandonne, qu’il largue enfin ses défenses, ses interdits, le temps a fait son œuvre.

Lettre à Helga. Quand l’amour et les sentiments affrontent la rugosité de la terre islandaise

Un dispositif scénique ingénieux et poétique

Lorsque le spectacle commence, se dresse à l’avant-scène une cabane de planches. Sur le sol en bois, des sacs d’où s’échappent des lambeaux de laine de mouton sont jetés. Dans un coin, un vieux pneu de tracteur tient lieu de siège. Cela sent la dureté des conditions de vie, la dureté de ce monde réduit à l’essentiel, la prégnance de la nature qui va prendre les formes d’Helga. Derrière, dans les interstices laissés par les planches, la lumière passe. Lorsque vient la nuit, on devine qu’à l’extérieur quelque chose se passe : un clignotement blanc passe au travers des fentes. À mesure que le personnage s’abandonne à sa passion, les cloisons en planches de sa cabane tombent, ses points de repère disparaissent. Se dévoile à l’arrière-plan un écran vidéo qui occupe tout le fond de la scène. S’y projette le paysage mental du vieil homme qui se débat au milieu de ses contradictions. La neige y répand ses flocons que le vent fait voler, la nuit règne, comme l’obscurité dans lequel se débat le personnage. Les lumières de la ville s’y allument lorsqu’il rêve de partir rejoindre celle qu’il n’a jamais cessé d’aimer. La mer s’y colore de sang quand le malheur lui fait commettre un acte contre nature. Le fond est comme le magma dans lequel il se débat, une matière à peine différenciée et sans cesse changeante qu’un tracé dépouillé en lignes claires vient animer.

Lettre à Helga. Quand l’amour et les sentiments affrontent la rugosité de la terre islandaise

La petite musique de l’espace intérieur

Lorsque les lumières s’allument un jeune homme apparaît. Il tire du décor deux cailloux qu’il frotte et frappe l’un contre l’autre. Élémentaire son, comme la nature environnante. Tout au long du spectacle, il errera comme une ombre laissant dans son sillage un écho persistant, une trace sonore. La musique est sur scène comme une pulsation : cloche faite de barres de métal de différentes longueurs que l’archet fait vibrer, percussions enfouies au sein même du décor, sons électroniques qui nous installent de plain-pied dans une dimension onirique, dans l’espace du fantasme que poursuit le vieil homme en écrivant cette lettre pour l’au-delà. La musique vibre au rythme des états d’âme du personnage. Elle souligne parfois la montée de la tension dramatique, fonctionne le plus souvent comme une forme de commentaire à la manière dont un griot raconterait une histoire en s’accompagnant du balafon. La présence du musicien contribue à déréaliser la scène, à décoller le spectacle du mélo larmoyant qu’il aurait pu être. La symbiose très aboutie entre le décor, la vidéo, la musique et le jeu de l’acteur ajoute un intense plaisir esthétique à l’émotion que procure ce beau texte à une seule voix.

La Lettre à Helga de Bergsveinn Birgisson, d’après le roman éponyme publié par les éditions Zulma

Traduction de l’islandais par Catherine Eyjólfsonn

Mise en scène : Claude Bonin

Création sonore : Nicolas Perrin

Création vidéo : Valéry Faidherbe

Avec : Roland Depauw

Théâtre de l’Épée de bois, Cartoucherie de Vincennes – 75012 Paris

Du 26 novembre au 22 décembre 2018, du lundi au vendredi à 20h30, le samedi à 16h et 20h30.

Tél : 01 48 08 18 75. Site : www.epeedebois.com

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