27 Septembre 2018
Entre travestissements et quiproquos, manipulations et « message », la pièce de Marivaux continue d’avoir pour nous le goût délicieux de l’impertinence.
Ce petit bijou du théâtre du XVIIIe siècle, maintes et maintes fois mis en scène, nécessite à peine d’être présenté. Pour mémoire cependant : Une jeune fille, Silvia, est sur le point de faire un mariage arrangé. Son père, compréhensif, a sollicité son consentement. Elle décide donc de mettre le promis à l’épreuve en se faisant passer pour sa propre servante, qui deviendra, l’espace de la visite du jeune homme, la maîtresse des lieux. Mais voici que le jeune homme, de son côté, a recouru au même procédé. Les domestiques deviendront donc les maîtres et les maîtres leurs serviteurs, avec la complicité de la famille de la jeune fille… Ce thème du travestissement, Marivaux l’avait déjà développé entre autres avec la Fausse suivante où le coureur de dot se voit démasqué par la femme qu’il guignait et qui l’avait approché, déguisée en homme. Il ne cesse d’y revenir, avec tous les quiproquos savoureux auxquels la situation donne lieu.
Pas morte, l’époque des Lumières ?
Lorsqu’on, pénètre dans la salle, le décor est planté, à la vue du public. À cour, un cabinet de curiosités qui pourrait être celui d’un Encyclopédiste : des crânes, des animaux empaillés, des instruments d’optique, tout un bric-à-brac destiné à une exploration sans fin pour tenter d’englober la totalité du savoir. À jardin, le jardin, justement. Pelouses à l’anglaise, plantes ramenées de pays exotiques qui ajoutent leur touche à cette curiosité universelle. Au plafond passent des nuages sur la lumière blanche qui éclaire la scène. Lorsqu’Orgon, le père de la jeune fille apparaît, il a délaissé sa perruque qui s’ennuie ferme sur le montant d’une chaise. S’il porte un habit dans le style du XVIIIe, il a aux pieds des croquenots qui se rapprochent des Doc Martens. Dans le spectacle, en permanence, on trouvera cette distorsion du temps. Lisette, déguisée en sa maîtresse, arbore une robe des années 1950.Quant à Dorante, l’amoureux déguisé, il porte un costume de chauffeur, avec casquette, qui pourrait s’apparenter au début du XXe. Dès lors, les codes sont brouillés, comme pour nous dire que nous ne sommes pas dans une reconstitution archéologique et que de ce texte, sans doute, peut nous raconter des choses sur ce que nous vivons aujourd’hui.
Une situation étonnamment moderne
Comme souvent chez Marivaux, les femmes mènent la danse. Elles revendiquent le droit de se gouverner elles-mêmes, de choisir leur vie, d’épouser celui qu’elles aiment, de devenir des individus à part entière. Moins d’un demi-siècle sépare la conception de l’amour dépeinte dans la Princesse de Clèves de celle du Jeu de l’amour et du hasard, et pourtant que de chemin parcouru ! De la passion contrariée et silencieuse à la volonté d’émancipation des femmes, un grand pas a été franchi. La volonté de Silvia sonne haut et clair pendant que son prétendant plie le genou ou qu’Arlequin fait carpette devant Lisette dans la mise en scène de Benoît Lambert. À Silvia revient aussi de prolonger le jeu du travestissement : lorsque Dorante dévoile la vérité de sa naissance tout en lui avouant son amour, elle prend un malin plaisir à le pousser jusqu’à renier sa caste en lui proposant un mariage au-dessous de sa condition.
L’ordre règne sur le XVIIIe
Était-ce impératifs du temps ou conviction profonde de Marivaux ? Si les femmes trouvent le chemin de la contestation, elles n’en demeurent pas moins assujetties pour de « bonnes raisons », tout comme les valets se doivent de rester à leur place. Comme dans la Nouvelle colonie où les femmes s’émancipaient avant de revenir à la « raison » ou dans l’Île des esclaves où, après l’inversion des rôles de maîtres et d’esclaves, ces derniers acceptaient finalement la servitude, on en revient au bon vieux statu quo. Le mariage arrangé reste un mariage arrangé, réussi, entre gens de même caste, les valets n’échappent pas à leur condition. Tout juste la mise en scène introduit-elle un élément qui ne figure pas dans la pièce : Lisette et Arlequin, qui ont vu leurs espérances d’ascension sociale s’effondrer, choisissent de partir, de quitter, sans illusion, leur condition actuelle, sans doute pour la même mais ailleurs.
Fraîcheur et juvénilité
Marivaux aimait la commedia dell’arte. Mais son Arlequin se démarque du modèle. S’il conserve l’aspect facétieux du personnage, il le dote d’une intelligence que ne possède pas son homologue italien. Nous ne sommes plus dans une farce mais dans la comédie sociale que nous dépeint l’auteur. Une comédie qui n’est pas que légère. Un jeu dont la cruauté est perceptible. Les jeunes comédiens qui incarnent les promis et leurs serviteurs apportent à leurs personnages une dimension juvénile qui les rapproche des adolescents d’aujourd’hui : Silvia est coléreuse, tyrannique, enfant gâtée, Dorante « largué », dépassé par les événements, Arlequin un peu désabusé. Ils sont tout en attitudes, commentent le texte à coups de mimiques, parlent juste une langue qui nous est proche. Au final, même si la mise en scène laisse un sentiment de « classique » revisité par Brecht et ses descendants en bouche, on aurait tort de bouder son plaisir. Marivaux n’a pas pris une ride et ce spectacle le souligne à l’envi.
Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux
Mise en scène : Benoît Lambert
Scénographie et lumière : Antoine Franchet
Avec : Robert Angebaud (Orgon), Rosalie Comby (Lisette), Étienne Grebot (Mario), Édith Mailaender (Silvia), Malo Martin (Arlequin), Antoine Vincenot (Dorante)
Du 26 septembre au 21 octobre 2018, du mardi au samedi à 20h
Théâtre de l’Aquarium – Cartoucherie de Vincennes
Route du champ de manœuvre
Tél. 01 43 74 99 61 – www.theatredelaquarium.net
EN TOURNÉE
▪ du 6 au 17/11/2018, Théâtre Dijon Bourgogne – CDN
▪ du 20 au 22/11/2018, Scènes du Jura – Scène nationale, Lons-le-Saunier / Dole
▪ les 27 et 28/11/2018, MA - Le Granit - Scène nationale, Belfort / Montbéliard
▪ du 4 au 6/12/2018, Espace Malraux - Scène nationale, Chambéry
▪ les 11 et 12/12/2018, Maison des Arts du Léman, Thonon-les-Bains
▪ du 18 au 20/12/2018, Théâtre municipal, Villefranche-sur-Saône