8 Octobre 2025
Avec cette pièce, jamais jouée en France, Cédric Gourmelon nous ramène aux premiers pas de dramaturge de William Shakespeare dans une mise en scène sobre et signifiante.
C’est une muraille de bois blond où se dessine une ouverture qui se dresse et occupe toute la largeur du plateau, isolant l’avant-scène, un espace nu, de l’arrière, masqué au début du spectacle. Cette haute paroi mobile deviendra, au fil de la pièce, le mur du château où se trouve enfermée la comtesse de Salisbury, épouse d’un des chefs de guerre du roi d’Angleterre Édouard III, avant de s’ouvrir progressivement pour caractériser d’autres lieux et dévoiler, une fois complètement repoussée vers les côtés, les champs de bataille français où s’affrontent le roi Jean de France et Édouard III qui lui conteste sa couronne sur le continent.
Les comédiennes et les comédiens, en costumes contemporains, alignés en front de scène, face au public, nous rappellent, à travers un dialogue dont les spectateurs sont les destinataires, le contexte d’une histoire dans laquelle résonnent des accents patriotiques qui suscitent aujourd’hui un certain amusement : les rapports (souvent conflictuels au cours de l’histoire) de l’Angleterre avec l’Écosse et la succession, en France, du fils de Philippe IV le Bel, Charles IV, jugée inique par les Anglais.
Une pièce inédite dans laquelle Shakespeare a sa part
Édouard III, comme Henri VI, fait partie des premiers drames historiques attribués au dramaturge et vraisemblablement écrits en collaboration, datés du début des années 1590. L’attribution d’Édouard III à Shakespeare a fait débat. Parce que la pièce, écrite entre 1591 et 1593 et inscrite au Registre des Libraires en 1595, n’apparaissait pas dans le Premier Folio des Œuvres complètes de l’auteur éditées en 1623.
Son absence pourrait tenir à deux facteurs : les violentes attaques contre les Écossais – qualifiés d’ éternel ennemi » et de pillard – et les railleries dont ils font l’objet – voix tonitruante, jurons grossiers, comportement« vantard et tapageur » – que comporte la pièce, politiquement inappropriées à l’époque ; le fait que plusieurs auteurs y ont sans doute apposé leur patte.
S’il est assuré que Shakespeare a assumé une grande partie de l’écriture, il est difficile de déterminer la part exacte qu’il y a prise et il est probable que Christopher Marlowe, entre autres, son contemporain, disparu à moins de trente ans dans une bagarre, ait participé à la rédaction de la pièce – en 1592, Marlowe avait raconté, dans Édouard II, la déposition de ce roi, homosexuel, par son épouse et ses barons mécontents.
C’est à Jean-Michel Départs et à Jean-Pierre Vincent qu’on doit la traduction de la pièce, jamais jouée au théâtre et aujourd’hui mise en scène par Cédric Gourmelon.
Édouard III, personnage historique et héros mythique
Édouard III occupe une place à part dans l’histoire de l’Angleterre. En raison de la longueur de son règne d’abord – cinquante ans, de 1327 à 1377 – à une époque où dépasser l'âge de quarante ans témoignait déjà d’une certaine longévité. Parce que son règne fut marqué par une certaine stabilité et l’absence de guerre civile. Par ses victoires enfin, face à l’Écosse, puis en Bretagne et enfin en France où il disputa à Jean la couronne de France dont il se considérait l’héritier légitime.
La pièce rappelle les raisons des prétentions d’Édouard III à la Couronne de France. Charles IV, le fils de Philippe le Bel, étant mort sans héritier mâle, la couronne aurait dû échoir à sa fille Isabelle, épouse d’Édouard II et mère du futur Édouard III. Pour éviter que la France ne tombe aux mains de l’Angleterre, les Français exhument une ancienne loi, la loi salique, interdisant aux femmes de régner. Édouard III la conteste et se pose en héritier légitime. C’est le début de la Guerre de Cent Ans où alternent, pour l’un et l’autre camp, victoires et revers et qui, entamée en 1337, ne s’achèvera qu’en 1453.
Roi emblématique de la puissance de l’Angleterre, influencé par les légendes arthuriennes, le Roi fonde l’ordre de chevalerie prestigieux de la Jarretière et fait construire, à Windsor, une immense table ronde, parachevant son image de roi épris des valeurs chevaleresques dont la France sera le Graal. Quant à l’Ordre qu’il fonde, du nom de « Jarretière », comment ne pas y voir le reflet de son amour démesuré, non payé de retour, pour la comtesse de Salisbury, qui appartient à la légende ? C’est après avoir ramassé, dit-on, la jarretière de la Comtesse, tombé au cours d’un bal, et suite aux commentaires qui n’avaient pas manqué de circuler, que le Roi aurait dit « Honni soit qui mal y pense ! », devenu la devise de l’Ordre.
Une structure dramatique qui suit la chronologie
Pièce historique, Édouard III suit le parcours chronologique du règne du Roi. Elle commence avec sa double décision de guerroyer en Écosse et en France. Mais bien vite, les scènes d’exposition cèdent la place à une histoire d’amour qui occupera toute la première partie. Délivrant la comtesse de Salisbury, le roi va en tomber violemment amoureux et cette passion va araser tous ses scrupules. Elle est mariée, lui aussi, elle ne l’aime pas et le mari de la belle est un de ses fidèles, qu’importe ! Mais l’amoureux désespéré est aussi un homme de pouvoir. Ce qu’il ne peut obtenir par la douceur, il voudra l’obtenir par la ruse et par la force. Mais la comtesse a des arguments qui, finalement, auront raison de la folie du Roi.
Délivré de cette obsession qui le consume, il ne lui reste plus qu’à utiliser ses talents ailleurs, en faisant la guerre. La deuxième partie suivra les péripéties de ses guerres en France : le ralliement de quelques nobles français, la déroute des armées françaises à Crécy, la gageure chevaleresque imposée à son fils, le Prince Noir, la fausse annonce de la mort de celui-ci, la bataille de Poitiers et la vengeance imaginée par le Roi envers les bourgeois de Calais. Mais Édouard III montrera aussi ses autres qualités de souverain, en chevalier attentif aux miséreux et magnanime dans ses décisions. Mais il lui faudra chaque fois – dans son aventure amoureuse comme dans sa carrière guerrière – une femme pour lui faire prendre conscience de son erreur.
Un laboratoire de styles
Ce qui frappe d’abord dans cette pièce, c’est la successivité des styles qui coexistent dans la pièce. Elle n’adopte pas encore le procédé d’alternance entre scènes comiques et tragiques des pièces ultérieures et les réflexions sur le chamboulement de la nature et sur le chaos du monde n’y sont pas développées. Mais les ingrédients sont là, encore parfois à l’état d’ébauches ou d’esquisses, attendant une maturation qui se fera rapide.
Historique dans son propos, la pièce se rapproche du panégyrique, exaltant les vertus du roi et brocardant ses ennemis. L’épopée est là, avec ses batailles accumulées où l’héroïsme est chaque fois mis à l’honneur. Elle s’oppose à l’exposition des tourments de l’âme du souverain, qui pénètre dans les replis de l’intime et de la psyché, avec ses états d’âme en dents de scie entre exaltation et désespoir.
Mais l’usage du genre est souvent à double détente. Le style se rapproche d’un romantisme échevelé avec le coup de foudre du Roi pour la Comtesse, pour prendre rapidement les couleurs du drame avec l’abus de situation dominante, la tentative d’agression sexuelle et le viol qu’il voudrait lui faire subir. Le sacrifice qu’impose Édouard III à son fils en refusant de lui envoyer de l’aide, qu’il exalte comme une valeur suprême, s’assortit de la négation de l’amour paternel. Quant à la magnanimité du Roi, elle n’est pas exempte de calcul politique.
La mise en scène souligne, en les décalant, les caractéristiques de ces styles. Le Roi amoureux provoque le rire avant de révéler la nature qui se cache sous ses dehors, nettement moins reluisante, et les scènes de bataille, réduites à des tableaux muets façon image d’Épinal, avec son aller-retour permanent de messagers, offrent un curieux mélange de grandiloquence et de cocasserie.
Une sobriété de mise en scène très référentielle
Stylisation est le maître-mot de la mise en scène qui, on l’aura compris, se situe du côté du récit, critique. Elle cite le théâtre élisabéthain. Elle replace les actrices et les acteurs dans une configuration proche de celle du théâtre de l’époque de Shakespeare, dans une position de récitant face au public, destinataire privilégié du spectacle qui se déroule devant lui, en limitant le nombre d’accessoires utilisés, suggérant un théâtre fait avec les moyens du bord. Elle utilise la distinction des niveaux de scène en vigueur à cette époque, le premier plan pour les confidences, les monologues et les tourments de l’être, et l’arrière-scène pour les mouvements de groupes et l’évocation des batailles. Mais elle s’en démarque aussi.
Le spectacle n’est pas, comme dans le théâtre de l’époque baroque, interprété exclusivement par des hommes. Des femmes jouent ici des rôles masculins et, dans l’ensemble, prévaut ici l’idée d’une troupe où même l’acteur qui incarne le rôle principal peut servir de figurant plutôt que la volonté de mettre en question la répartition des genres et des rôles.
À côté des jeunes comédiens, un peu « verts » parfois, qui incarnent tour à tour dans cette règle du jeu inconfortable les personnages de ce drôle de drame où il leur faut jouer l’incarnation et la distance, Vincent Guédon, en Édouard III, donne à son rôle toute l’épaisseur complexe de ce roi épris d’idéal, même temps que rusé et calculateur, fruste mais capable de finesse, pacifique mais aussi guerrier.
Cédric Gourmelon, en mêlant des procédés contemporains tels que l’arrêt sur image cinématographique qui découpe une situation en images fixes que le cerveau réagence, ou l’inclusion dans le cours du spectacle, d’éléments contemporains qui viennent perturber la vision « historique », ajoute au trouble de la relecture qu’il impose à la pièce à travers le jeu des acteurs.
Aux changements à vue de costumes des comédiens tissant un lien entre hier et aujourd’hui et affirmant l’existence de l’artifice théâtral, s’ajoutent des correspondances telle celle de Hardcore, un rap doux créé par le groupe Odezenne qui avait demandé à ses fans, durant le covid, de lui envoyer des vidéos prises de leurs fenêtres pour en créer un clip, avec la chanson mise en musique par John Dowland sous le règne d’Élisabeth Ire, Can She Excuse My Wrongs? (Peut-elle excuser mes erreurs ?)
À la supplication poétique adressée, à la fin du XVIe siècle, par l’amant à sa maîtresse dédaigneuse dans lequel on peut reconnaître Robert Devereux, comte d’Essex, ancien favori de la Reine, emprisonné puis exécuté par Élisabeth Ire, répondent le désabusement des paroles d’Hardcore : « On était fort / J’avais tort / On était barré / Hardcore […] Il y a des choses qui n’se disent pas / M’a dit le temps dans sa prison / Quelqu’un de bon ça n’se voit pas / Y a rien d’honnête y a qu’des raisons ».
À travers les siècles les mêmes incertitudes cheminent. C’est aussi ce que dit le spectacle, qui cite avec rectitude tout en décalant d’un petit poil la citation qu'il propose. Car dans les intervalles se situent la compréhension et l’éclairage. Une leçon d’histoire en même temps que de théâtre et de retrouvailles.
Édouard III [première création française]
S Texte William Shakespeare S Traduction Jean-Michel Déprats et Jean-Pierre Vincent S Mise en scène Cédric Gourmelon S Assistant à la mise en scène Louis Berthélémy S Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy S Son Julien Lamorille S Lumière Marie-Christine Soma S Costumes Sabine Siegwalt S Collaboration à la dramaturgie Lucas Samain S Construction décors Les Ateliers du Théâtre du Nord S Avec Zakary Bairi, Laurent Barbot, Jessim Belfar, Vladislav Botnaru, Guillaume Cantillon, Victor Hugo Dos Santos Pereira, Vincent Guédon, Manon Guilluy, Fanny Kervarec, Christophe Ratandra S Production Comédie de Béthune - Centre Dramatique National Hauts-de-France S Coproduction La Comédie de Reims - Centre Dramatique National Théâtre de Chartres - Scène conventionnée d’intérêt national «art et création» S Avec le soutien du Fonds d’Insertion pour Jeunes Comédiens de l’ESAD – PSPBB S Avec le dispositif d’insertion de l’École du Nord, soutenu par la Région Hauts-de-France et le ministère de la Culture S Avec la participation artistique du Jeune théâtre national S Création du 2 au 9 octobre 2025 à la Comédie de Béthune – CDN Hauts-de-France S Durée 3h10 avec entracte
Du jeudi 2 au jeudi 9 octobre, jeu. 2 à 20h, ven. 3 à 20h, sam. 4 à 16h, lun. 6 à 20h, mar. 7 à 18h30, mer. 8 à 20h, jeu. 9 à 18h30
Comédie de Béthune - CDN Hauts-de-France - Le Palace, 138, rue du 11 novembre, 62400 Béthune
TOURNÉE
• 14 au 18 octobre 2025 - Théâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France
• 13 novembre 2025 - Théâtre de Chartres, Scène conventionnée d’intérêt national
• 25 au 27 novembre 2025 - Théâtre Olympia, Centre Dramatique National de Tours
• 2 au 4 décembre 2025 - La Comédie de Reims, Centre Dramatique National
• 7 au 9 janvier 2026 - Théâtre des 13 vents, Centre Dramatique National, Montpellier
• 22 janvier au 22 février 2026 - Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, Paris 12