28 Mai 2025
Ce délicieux et quelque peu macabre exercice de style créé par Yngvild Aspeli vient clore la Biennale Internationale des Arts de la Marionnette 2025. Il offre, dans un voyage entre onirisme et réalité, une réflexion sur l’homme et ses doubles, la marionnette qu’il crée à son image et ceux qu’il invente dans les méandres de son cerveau.
Pas de Gepetto ni de Pinocchio qui incite les enfants à devenir sages et à grandir mais une interrogation qui va fouiller nos rêves et nos peurs à travers la relation de l’homme à sa créature, à sa confrontation au reflet qu’il construit de lui-même. Elle s’inscrit dans la continuité de la démarche d’Yngvild Aspeli sur la relation de l’acteur à son personnage en même temps qu’elle puise dans une veine populaire.
Les « créatures » de l’homme sont déjà sur scène à l’entrée des spectateurs. Un chat poilu, partiellement dissimulé par un rideau chamarré qui évoque l’univers de la magie et les paillettes du spectacle, observe la salle. Il rappelle le chat du Cheshire d’Alice au pays des merveilles qui, doué pour les conversations philosophiques, jette, sous couvert de folie, le regard du nonsense sur le monde. Comme lui, il apparaît et disparaît, laissant entrevoir, ici une tête, là une queue qui se balance ou la masse de ses poils.
Jeu et spectacle sont d’emblée installés au centre de cet univers devant lequel trône une malle dont on imagine qu’elle ne servira pas seulement à évoquer le voyage et l’errance.
Dire l’artifice
Un jeune marionnettiste ventriloque se présente sur scène, sa marionnette à la main. Elle a un petit air de marionnette anglo-saxonne d’il y a un siècle, la créature qui apparaît sur scène, comme le Danny O’Day créé par Jimmy Nelson dans les années 1920. Le jeune homme nous parle de lui – il est d’origine colombienne –, nous présente la marionnette qu’il tient dans sa main. Il la fait bouger, révèle ses articulations, la manière dont il l’anime, la retourne pour en dévoiler le mécanisme, la démonte même pour rendre la démonstration explicite. Mais voici que tout à coup la marionnette s’individualise, se détache de son propriétaire et se dote d’une vie propre. Stupeur, tremblements et incompréhension de celui qui débarque dans un monde dont il n’a plus la maîtrise et qui va lui échapper de manière de plus en plus radicale, suscitant une angoisse de plus en plus grande.
Une commande du Théâtre Dijon-Bourgogne
Chaque saison, un double but est poursuivi par le Théâtre Dijon-Bourgogne, sous l’impulsion de Maëlle Poésy, à travers le dispositif « Passe-murailles » qui vise à élargir le rayonnement de l’art sur le territoire. D’un côté il se fixe pour objectif de créer des spectacles susceptibles d’être joués dans des salles de classe ou dans des lieux non théâtraux pour toucher un public qui ne fréquente pas les théâtres. De l’autre, il a pour ambition de favoriser l’insertion professionnelle de jeunes artistes à la sortie de leurs écoles en les confrontant à la réalité du spectacle sous la direction d’un artiste confirmé. C’est dans ce contexte que Trust Me for a While est créé le 13 janvier 2025 pour des représentations dans des lycées d’enseignement général, professionnel et agricole et des structures socio-culturelles de la région Bourgogne-Franche-Comté.
Le cahier des charges des artistes engagés dans le dispositif est de créer un spectacle de 50 à 60 minutes avec une scénographie et une technique minimale, permettant au spectacle de tourner en tous lieux. Une scénographie « pauvre », réduite à l’essentiel.
Ici trois rideaux montés sur roulettes tantôt marqueront la séparation entre les différentes séquences, tantôt masqueront les changements nécessaires aux personnages. Leur retournement présentera sur l’envers l’autre face, moins reluisante, du clinquant illusionniste du début.
Des jeunes marionnettistes aux parcours diversifiés
Les jeunes interprètes sont issus de l’École Nationale Supérieure de la Marionnette (ESNAM) de Charleville-Mézières. L’association entre un bagage réflexif et l’apprentissage technique les caractérisent.
Pédro Hermelin Vélez, après des études littéraires, découvre la marionnette à l’école Jacques Lecocq au cours d’une masterclass avec Yngvild Aspeli tout en s’intéressant, dans son travail personnel, à la question de l’abjection, notamment dans le rapport des corps à la nourriture. Son solo de fin d’études mêle sa peur de la chute et la pratique du skateboard.
Mélody Shanty Mahe, diplômée de philosophie, s’intéresse à la philosophie politique et sociale, ainsi qu’à l’éthique et à la sociologie. Elle pratique également le violon, ce qui a sans doute contribué à son questionnement sur les différents langages producteurs de sens au plateau, entre écrit, musique, corps et objet.
Laëtitia Labre montre très tôt une appétence pour le théâtre et les arts plastiques. L’ESNAM lui offrira le moyen de développer ces compétences en tant qu’interprète ou constructrice.
Quant à Pierre Lac, licencié en arts du spectacle et en communication, il mène des recherches sur les dynamiques de pouvoir, de domination et leurs ancrages dans les corps auquel Trust Me for a While, d’une certaine manière, se rattache.
Yngvild Aspeli leur adjoindra Polina Borisova, venue de l’Académie Nationale d’Art Théâtral de Saint Pétersbourg en Russie, avec une spécialisation « construction de marionnettes et scénographie de théâtre de marionnettes » pour réaliser les marionnettes, Greg Hall dont la musique aux styles très diversifiés constituera un élément narratif en même temps qu’une ambiance et Vincent Loubière, créateur lumière et régisseur.
La ventriloquie, chemin vers l’au-delà
Déjà dès le début les frontières se brouillent. Parce qu’on annonce que le chat est mort alors qu’on l’a vu observant. Parce que celui qui manipule la marionnette ne se contente pas de la faire bouger. Lorsque celle-ci parle, sa parole ne sort pas de la bouche de son marionnettiste. Celui-ci est ventriloque et la voix de la marionnette semble venir d’ailleurs, et comme son nom l’indique, du ventre de son manipulateur, rappelant la croyance grecque qui voulait que les bruits produits par l’estomac étaient la manifestation de non-vivants. La ventriloquie, avant de devenir divertissement forain, était une manifestation de forces spirituelles permettant de parler aux morts et de prédire l’avenir.
L’homme et son double marionnettique
Le dédoublement du manipulateur et de sa marionnette dont est victime Pedro, le ventriloque, est ici l’occasion d’une interrogation aussi drôle et savoureuse que sérieuse sur la relation de la créature et de son créateur et sur le degré de réalité de chacun. À l’appui le chat – décidément omniprésent et qui atteindra d’autres dimensions – qui plonge dans la mécanique quantique avec l’expérience de pensée du paradoxe de Schrödinger. Ce physicien imagine un chat enfermé dans une boîte avec un flacon de gaz mortel et une source radioactive. Au-delà d’un certain seuil de radiations, le flacon est brisé et le chat meurt. Mais tant qu’on n’a pas ouvert la boîte, on ne peut déterminer si le chat est mort ou vivant et il peut être les deux. Appliqué à la marionnette, Ingvild Aspeli explore ainsi la double nature de la marionnette, à la fois morte et vivante, et le caractère aussi fascinant que terrifiant de la relation entre l’acteur-marionnettiste et la marionnette qui débouche sur l’imaginaire.
De la réalité à l'inconscient et du rêve au cauchemar
C'est ainsi que le manipulateur va se trouver débordé par ses créatures. Non seulement elles lui échappent, mais elles deviennent monstrueuses, source d'épouvante, et l'on navigue alors dans le monde onirique d'un chat-ssassin et d'une marionnette devenue tyrannique, totalitaire, dictant à son créateur son comportement, le transformant à son tour en pantin enfermé dans un système dont il ne parvient pas à s'échapper. Sous l'innocence et la jovialité se cachent l'horreur et le cauchemar, qui peuvent conduire à la folie.
Mais où réside donc la réalité dans cet univers fictionnel où les rôles s'échangent en permanence ? La force du spectacle est de laisser planer le doute sur le maître et son « esclave », la victime et son bourreau. Peut-être ne sont-ils que le reflet des fantasmes qui dorment en chacun de nous et qu'un transfert sur l'objet marionnettique fait émerger ? Il y a en tout cas dans Trust Me for a While matière à s'interroger sur la nature de la réalité et sur notre libre arbitre. Et, en tout cas, à ne pas croire sur parole…
Trust Me for a While n'a évidemment pas la somptuosité coutumière des spectacles d'Yngvild Aspeli, compte tenu de ses contraintes de production et de ses conditions de tournée. Il n'en est pas moins intéressant. Dans l'univers à transformations pleines de fantaisie du spectacle se dissimule et se révèle un questionnement fondamental. Il n'empêche pas de rire aux éclats et de se gausser, comme à Guignol. Mais ici, le gendarme qui prend les coups de bâton, c'est nous…
Trust Me for a While
S Conception, écriture et mise en scène Yngvild Aspeli S Créé avec Pédro Hermelin Vélez, Mélody Shanty Mahe, Pierre Lac S Interprètes Pédro Hermelin Vélez, Mélody Shanty Mahe et Laëtitia Labre S Collaboration à l'écriture et à la dramaturgie Pauline Thimonnier S Assistanat à la création Laetitia Labre, Aitor Sanz Juanes, Andreu Martinez Costa S Fabrication marionnettes Polina Borisova S Composition musique Greg Hall S Lumières Vincent Loubière S Production Plexus Polaire - Claire CostaS Administration Plexus Polaire - Anne-Laure DoucetS Chargée de production Plexus Polaire - Iris OriolS Production Théâtre Dijon Bourgogne, Centre dramatique nationalS Coproduction Plexus PolaireS Avec le soutien de Figurteatret i Nordland, L'Institut International de la Marionnette dans le cadre de son dispositif d'aide à l'insertion professionnelle des diplômé·es, de l'ESNAM et de l'Agence du Service Civique et de l'Arts Council Norvège, Fond for lyd og bildeS Durée 45 minS À partir de 15 ans
CALENDRIER
Du 23 au 25 mai 2025 La Minoterie, Théâtre Dijon-Bourgogne (dans le cadre du festival Théâtre en Mai)
Du 27 au 28 mai 2025 Le Mouffetard, Paris (dans le cadre de la BIAM)
Septembre 2025 Festival Mondial du Théâtre de Marionnettes à Charleville-Mézières