14 Avril 2025
Trois acteurs et un musicien retracent la vie de William Shakespeare à travers des morceaux choisis de son œuvre. Une épopée fantaisiste qui n’égratigne en rien la pertinence et l’intemporalité de ce théâtre.
Shakespeare mot pour mot
Sous ce titre acronyme alambiqué – Somme Hétéroclite d’Aspect Kaléidoscopique Espérant Synthétiser Partiellement l’Ensemble des Accomplissements Remarquables de l’Éponyme –, la compagnie Grand Tigre esquisse une biographie impertinente du dramaturge élisabéthain, en puisant dans son théâtre. En raccordant des extraits de ses pièces aux événements de son existence, les interprètes parlent avec les mots que l’auteur a prêtés à Roméo et Juliette, Richard II et III, Lady Ann, Macbeth et son épouse, Falstaff, Caliban, Ophélie et Hamlet, Laërte et autres héros et héroïnes de ce vaste réservoir de bruits et de fureurs. On s’amusera à retrouver à qui appartiennent des phrases désormais célèbres, empruntées, par souci de cohérence, à la traduction de François-Victor Hugo : « Mon royaume pour un cheval » ; « C'était l'alouette, la messagère du matin, et non le rossignol. Regarde, amour, ces lueurs jalouses qui dentellent le bord des nuages à l'orient » ; « Donc, voici l’hiver de notre déplaisir changé en glorieux été par ce soleil d’York ; voici tous les nuages qui pesaient sur notre maison ensevelis dans le sein profond de l’Océan ! » ; « Il y a toujours une tache....Il y a toujours l’odeur du sang… Tous les parfums d’Arabie ne rendraient pas suave cette petite main ! » ; « Tenez, amour, du romarin pour vous, de grâce, amour, souvenez-vous, et voici une pensée en guise de pensée... » . Et, bien sûr, l’inévitable « Être ou ne pas être », qu’on entend à plusieurs reprises, glissé sans cérémonie lors de plusieurs situations douloureuses, comme la mort d'Hamnet, le fils du dramaturge. Un événement qui le laissa inconsolable.
La langue de Shakespeare s’entremêle avec les textes de transition adressés au public par Tristan Goff, qui incarne le grand Will. Étienne Luneau et Malvina Morisseau assurent tous les autres rôles, par le truchement d’accessoires et d’éléments de costume. En contrepoint, les interventions musicales de Joseph Robinne jouent une part active dans la narration. Elles se nourrissent de chansons de l’époque, dont des airs de Henry Purcell, ainsi que des morceaux jazzy ou pop-rock des années 70.
Être ou ne pas être
Qui fut exactement l’auteur d’Hamlet ? Ici, ce n’est pas la question. Hors des controverses et conjectures sur l’existence ou non du dramaturge, on le suit de Stratford-upon-Avon à Londres, où l’a entraîné une troupe de comédiens ambulants, dont le célèbre comique William Kempe et l’indéfectible ami Richard Burbage. On assiste aux principales étapes de sa carrière, jusqu’à sa mort, une fois de retour auprès d’Anne, son épouse délaissée. On le voit discuter ou se disputer avec ses comédiens, rencontrer le poète Christopher Marlowe dans une taverne interlope de Londres, se lier d’amitié avec Henry Southampton, son mécène et supposé amant à qui il dédia le poème Vénus et Adonis. On surprend ses relations fantasques avec la Reine Elisabeth Ire, puis le Roi Jacques, auquel il aurait donné des cours de diction... On le suit échappant à la peste, répétant une pièce dans son nouveau Théâtre, le Globe, qui prit feu à cause d’un canon utilisé pour des effets spéciaux... La compagnie Grand Tigre s’amuse à reconstituer ces épisodes sur un mode ludique.
Un théâtre de tréteaux
Avec des moyens simples et beaucoup de malice, Tristan Le Goff, Étienne Luneau, Malvina Morisseau et Joseph Robinne nous emmènent au temps du « divin barde », sans prétendre à un théâtre documentaire ou historique. Ils ont fouillé ensemble dans le corpus shakespearien pour donner voix à leurs personnages, laissant ensuite à Étienne Luneau le soin de suturer les morceaux choisis, pour offrir à la metteuse en scène Elsa Robinne un matériau de jeu cohérent. Le dispositif scénique dépouillé, modulable au gré des circonstances, consiste en plusieurs praticables de bois sur roulettes, organisés autour de l’espace du musicien. Les costumes n’appartiennent à aucune époque mais font référence à l’élégance britannique, parfois détournée en dandysme punk.
Les artistes en appellent aussi à l’imagination des spectateurs : « Restez-nous bienveillants, suppléez par la pensée aux lacunes de notre représentation », font-ils dire à leur héros, phrase tirée du Chœur dans Henri V.
S.H.A.K.E.S.P.E.A.R.E. est le troisième volet du projet T.I.G.R.E. : Triptyque pour l’Inspection Générale du Répertoire Essentiel : trois spectacles qui prennent pour matière la vie et l’œuvre des auteurs considérés comme incontournables. Il s’inscrit dans la même veine que les deux réalisations précédentes : M.O.L.I.E.R.E., Méli-mélo Oratoire Librement Inspiré d'Errances dans le Répertoire de l'Eponyme (2022) et T.C.H.E.K.H.O.V., Traversée Charmante avec Haltes Exploratoires de la Kyrielle d'Humeurs d'une Œuvre Vécue ( 2023). On pourra retrouver ce triptyque dès la rentrée, au théâtre du Ranelagh à Paris. En attendant, le Grand Tigre se prépare à jouer en Avignon. Souhaitons-lui le succès qu’il mérite.
S.H.A.K.E.S.P.E.A.R.E. D’après la vie et l’œuvre de William Shakespeare
S Direction de l’écriture Etienne Luneau S Mise en scène Elsa Robinne S Musique Joseph Robinne S Avec Tristan Le Goff, Etienne Luneau, Malvina Morisseau & Joseph Robinne S Production la Compagnie Grand Tigre S Coproduction Théâtre des deux rives de Charenton, Théâtre de Chartres, Centre Culturel Albert Camus d’Issoudun S Création le 9 avril 2025 Théâtre des Deux Rives de Charenton-le-Pont
TOURNÉE
Du 5 au 26 juillet 2025 à 15h20 - Théâtre des Lucioles, Off Avignon (relâches le 9, 16 et 23 juillet). M.O.L.I.E.R.E. et S.H.A.K.E.S.P.E.A.R.E. seront joués l'un à la suite de l'autre.
De septembre 2025 à janvier 2026, du jeudi au dimanche, les trois spectacles en alternance (une semaine M.O.L.I.E.R.E., suivie d'une semaine T.C.H.E.K.H.O.V., suivie d'une semaine S.H.A.K.E.S.P.E.A.R.E.) Théâtre du Ranelagh, Paris XVIe
Pour le spectacle intitulé T.C.H.E.K.H.O.V., voir notre article https://www.arts-chipels.fr/2023/04/t.c.h.e.k.h.o.v.de-l-acronyme-comme-art-du-raccourci.html