29 Janvier 2025
Cette épopée burlesco-déstructurée à la recherche d’un livre contenant tous les savoirs du monde est à l’image de son style : intéressante mais complètement hachée, composée par bribes et fragments alternant tous les styles. Elle est cependant exemplaire d’une nouvelle manière de voir le théâtre.
« La beauté sera convulsive ou ne sera pas. » Cette citation d’André Breton pourrait s’appliquer comme un gant – de crin – à ce curieux spectacle plein de bruit et de fureur écrit par Bertrand de Roffignac et interprété avec une fougue tonitruante par ses compères et commères du Théâtre de la Suspension. Un spectacle où se mêlent allègrement références littéraires, vieux mythes et sauvageries iconoclastes du no future.
Tous les savoirs du monde
Son point de départ, c’est le désir fou de posséder tous les savoirs du monde, incarné par la Bibliothèque, et par la plus mythique d’entre elles, celle d’Alexandrie dont les trésors ont disparu dans ce qu’on suppose être un incendie à une époque impossible à dater. Un projet titanesque qui a engendré et engendre encore légendes et fantasmes. Cette bibliothèque mythique, elle ne cessera d’inspirer à des auteurs contemporains des livres fascinants, depuis la fantastique architecture intellectuelle de la Bibliothèque de Babel de Jose Luis Borges jusqu’à la bibliothèque secrète de l’Ombre du vent de Carlos Ruiz Zafón en passant par les réserves de l’abbaye franciscaine du Nom de la Rose d’Umberto Eco.
Une quête du livre des livres
L’histoire commence donc par un incendie et par l’idée qu’un seul auteur, un imbécile ou un fou, ait été capable d’écrire et de sauvegarder tous ces savoirs en un livre unique. Là où Umberto Eco faisait rechercher par le moine Guillaume de Baskerville le traité sur la Comédie, putatif deuxième volume de la Poétique d’Aristote, dissimulé dans les enfers de la bibliothèque de l’abbaye par les franciscains parce qu’hérétique, Bertrand de Roffignac imagine un être de deuxième zone, un raté magnifique, qui serait parvenu à donner accès aux savoirs disparus en synthétisant dans un écrit unique tout ce que la connaissance a permis d’accumuler. C’est autour de ce personnage et de son livre que se focalisera la suite des événements. À partir de là, bienvenue dans le labyrinthe de la pensée, qui s’installe dans une forme où résonne le labyrinthe borgésien.
Sous le signe du non-sens et de la dérision
L’auteur supposé du texte qui englobe tous les autres se dit poète mais n’est qu’un employé torche-cul de malades du Centre Avenir Lointain dans lesquels nous pourrions reconnaître nos contemporains et nous-mêmes. On naviguera entre vrai et faux dans un univers de faux-semblants. Car Glénand est-il vraiment l’auteur du rouleau, écrit sur du papier toilette, que lui dispute Igor Bélévitch, un infirme incapable de s’exprimer autrement que par le truchement de sa mère ? Derrière les auteurs se profilent les éditeurs, Plaquette et Vauban, dont les chamailleries prendront la voie du droit de propriété avant que leur intérêt commun – faire de l’argent – n’emporte tout. Deux femmes se disputeront les faveurs de Glénand comme les faces opposées du doute et de la certitude, et des singes fabriqueront du tapuscrit sur leur machine à écrire, reprenant le théorème selon lequel un singe qui appuie au hasard sur les touches d’une machine à écrire pendant une durée infinie tapera, à un moment donné, une œuvre de Shakespeare sans le savoir, rejoignant en cela l’idée de « bibliothèque totale » que Borges fait remonter à la Métaphysique d’Aristote. La boucle se boucle ainsi et, parti de Borges et de son labyrinthe, Bertrand de Roffignac revient à Borges qui n’a cessé de hanter la pièce.
Un univers grand-guignolesque
Ajoutons à la distribution le Mythologue démiurge, grand Ordonnateur de l'histoire et conteur, Métodore, l'aveugle et manipulateur bibliothécaire en chef d'Alexandrie (merci Eco), Zôpiros, « argonaute » de la littérature antique et incendiaire, et les « cow-boys du saut quantique » russe et américain, prétendant venir d'une pliure de l'espace-temps pour faire comprendre la vérité cachée de la Bibliothèque, recherchée aussi bien par les Illuminati que par les Raéliens, par les Templiers que par les Francs-maçons, et l'on obtient une grande soupe originale de la quête du savoir et de ses diverticules qui viennent incendier musicalement des rythmes rock de plus en plus sonores.
Cette accumulation anarchique mais organisée des références, cependant cette construction qui passe son temps à se détruire, cette succession de séquences qui se télescopent en laissant place à un trop plein qui crée du vide, cette frénésie scatologique et l'usage du grotesque rappellent nombre de mises en scène contestataires du théâtre des années 1970.
Face à cette dialectique du plein et du vide où la dérision généralisée flirte avec la réflexion philosophique, les réactions des spectateurs sont affirmées, mais contradictoires, et elles sont bien souvent affaire de générations. Ceux qui ont été formés avant internet n'y voient guère qu'une plaisanterie potache, certes documentée, brillante et bien réalisée. Les autres, habitués du picorage et de la culture zapping, y trouvent du blé à moudre à leur moulin. Ce qui est sûr, c'est que le postmodernisme qui caractérise notre époque y trouve son compte...
L’Alphabet des providences
S Conception, texte et mise en scène Bertrand de Roffignac S Création sonore Axel Chemla Romeu-Santos et Baptiste Thiébault S Chorégraphie Florian Astraudo S Scénographie Bertrand de Roffignac, Thomas Cany et Henri-Maria Leutner S Costumes Jean Malot et Bertrand de Roffignac S Masques Louise Digard S Régie générale et Création lumière Thomas Cany S Régie Son Antoine Blanc, Clément Bluteau S Régie Plateau Charlotte Moussié et Damien Rivalland S Construction décor Nicolas Plinio Lanteri - Atelier Build S Construction accessoires Adriana Breviglieri, Jean-François Lemaire, Dany Krivokuca, Catherine Couronne S Renfort Accessoires Edouard Morgat S Administration Dany Krivokuca S Avec Adriana Breviglieri, Léna Dangréaux, Florian Astraudo, Gall Gaspard, François Michonneau, Xavier Guelfi, Axel Chemla Romeu-Santos, Baptiste Thiébault, Maximilien Seweryn, Jean-François Gilède, Bertrand de Roffignac S Production Théâtre de la Suspension S Coproduction Théâtre de Vanves S Soutiens Théâtre du Châtelet, Théâtre du Soleil, Compagnie DCA - Philippe Découflé, Jeune Théâtre National S Remerciements Catherine Couronne, Jérôme Fardeau, Olivier Py, Pyrofolies-Jean-François Lemaire, Karelle Prugnaud, DTMS - lycée polyvalent des métiers du bois, Les Goulus.
Vu au Théâtre de Vanves (22-23-janvier 2025)