12 Novembre 2024
De l’histoire de Déméter et de sa fille Koré-Perséphone, Pauline Sales tire une fable qui croise avec bonheur l’un des grands mythes du monde antique et ses résonances très contemporaines.
Disposés sur scène à cour et à jardin, des instruments de musique – violoncelle, claviers, batterie et percussions, guitare – rythmeront le spectacle tout au long. Au centre, au-dessus d’une estrade légèrement surélevée, un rideau masque ce qui pourrait figurer un théâtre dans le théâtre. Et c’est le cas. Les deux jeunes gens qui se prélassent, sur l’estrade, au soleil lorsque le rideau s’ouvre ne sont pas des humains mais des dieux. Bienvenue au pays de l’éternel été où on s’ennuie pour l’éternité ! Bienvenue sur l’Olympe !
Ils se nomment Poséidon et Déméter (dont le nom pourrait signifier « la Terre-Mère »). Ils sont frère et sœur et Poséidon fait des avances insistantes à sa sœur qui les refuse. Elle en appelle à Zeus, le patron de l’Olympe qui est aussi son frère et, soit dit en passant le meurtrier de leur père, un Titan. C’est alors que Zeus, au lieu d’arbitrer comme on pourrait s’y attendre, viole sa sœur – quelle famille ! La voilà enceinte. Dégoûtée, elle se réfugie chez les humains pour y élever sa fille, Koré (la jeune fille), et découvre son don pour rendre toute chose fertile. Elle dispensera ses bienfaits sur la Terre et offrira aux humains des moissons abondantes.
Une histoire du passé au goût de présent
Celle dont les souvenirs remontent, avec l’aide des musiciens-aèdes du monde moderne qui sont aussi des soignants et qui l’encadrent, est une vieille dame à la mémoire défaillante qui séjourne en Ehpad. Elle est Déméter. Elle a renoncé à sa divinité et, par là même, à l’immortalité, et dans ses souvenirs le passé réémerge. Son histoire est double. Elle est celle de cette déesse de la mythologie, proie d’une famille endogame – ses frères voient dans l’inceste le moyen de perpétuer leur espèce. Des relations incestueuses qui se répèteront peu ou prou car sa fille, la belle Koré sera, elle aussi, convoitée par les dieux. Enlevée par Hadès, le dieu des Enfers, son oncle, Koré est violée et enfermée chez les morts sur lesquels elle règnera en tant que Perséphone.
Déméter, dans la famille, c’est le vilain petit canard, celle qui se révolte, qui refuse la règle du jeu en s’exilant avec sa fille, celle qui choisit l'insécurité humaine contre l'ennui divin, et celle qui crée, avant la lettre, un modèle de famille monoparentale. Sur la scène, son passé et son présent se croisent, ses différentes figures se côtoient.
Lecture, lectures…
La légende veut que Déméter, pour faire revenir sa fille des Enfers, la cherche sans relâche pendant sept jours et sept nuits durant lesquels elle s’étiole et se tarit, tout comme l’abondance qu’elle dispensait aux humains. La terre devient stérile et les dieux peuvent aller se rhabiller question offrandes. Du coup, c’est toute l’Olympe qui est « impactée » et ça crée du rififi chez les gens d’en haut. Zeus s’en émeut et décide, du coup, de faire une entorse à la règle qui veut que les morts ne reviennent pas. Via Hermès, il imposera à Hadès le retour de Perséphone. Mais le dieu, malin, a offert à sa belle une appétissante grenade. Pour en avoir mangé seulement huit graines, celle-ci est définitivement rattachée au monde des morts. La mère persiste cependant dans sa volonté de faire revenir cette part d’elle-même qui lui manque au point qu’elle le vit comme une amputation. Une négociation s’ensuit et un moyen terme est trouvé : Perséphone passera chaque hiver avec son époux avant de retourner chez les humains. Elle refait les peintures au royaume des morts, sur l’estrade, mais descend de son antre pour communiquer avec sa mère.
Le rapport mère-fille en question
Pauline Sales tire de l’épisode mythologique un divertissant enseignement à multiples tiroirs dont le spectateur se réjouit. Au-delà du fil sur les rapports de force, arrive sur le devant de la scène le thème de la monoparentalité – avec son éternel absent et son trop présent – et avec elle la question des relations fusionnelles parents-enfants – ici mère-fille. L’affection abusive de Déméter pour sa fille est étouffante. Elle devient une barrière et Perséphone, pour se construire, opposera dans le spectacle à sa mère trop protectrice sa volonté d’aimer « ses » morts et de ne pas quitter Hadès. À travers l’exemple mythologique, les parents surprotecteurs sont priés de revoir leur copie, qui empêche les enfants d’accéder à l’âge adulte et les déresponsabilise.
Une exploration du mythe
Faisant feu de tout bois dans sa traversée du temps, l’autrice interroge le culte rendu aux deux déesses, ces « mystères » d’Éleusis dont elle souligne la double particularité : un culte d’initiés, non au sens d’un savoir caché, accessible seulement à quelques-uns, mais d’une expérience à vivre par chacun ; un cérémonial qui, loin d’être éthéré et énigmatique, convie le trivial. Car au cours de sa quête de sa fille, Déméter rencontre une figure féminine, Baubo, qui pourrait être une figuration de Dionysos. Baubo fait accepter à Déméter, pour se nourrir, une mixture d’orge et d’herbes en retroussant son péplos et en découvrant ses parties, ce qui fait rire la déesse. Les mystères d’Éleusis reprennent cet épisode lorsqu’à la tombée de la nuit, des figures masquées accueillent les mystes par des plaisanteries et des gestes obscènes. Dans le même esprit, le spectateur vivra, de manière transposée mais imagée, en direct, la naissance de Koré sur scène. L’exploration du mythe est expérience de vie.
Entre passé et présent, des thématiques qui se rejoignent
Dans le spectacle, la narration de la vieille femme, la musique contemporaine et les références à la mythologie (en costume contemporain) introduisent un aller-retour permanent entre passé et présent. Sans cesse les situations glissent d’une époque à l’autre et du mythe à la réalité. Lorsque le propriétaire du logement que va occuper Déméter sur Terre s’enquiert du père de l’enfant, Déméter avance l’absence de mâle et une fécondation par parthénogénèse… Elle ajoute en passant que sa vie sexuelle n’est pas terminée pour autant et qu’elle aime aussi les femmes. Le regard que posent les personnages sur la situation n’est pas « embellie » par le mythe. Les thèmes du viol et de l’inceste débordent de la mythologie.
Quant à la langue, elle est celle de notre temps, elle nous parle directement. Face aux « emmerdements », Déméter part se « planquer sur terre » et demande qu’on lui foute la paix avec des thèmes comme la « beauté » des femmes. Entre hier et aujourd’hui, la frontière est poreuse et les dieux pas moins hommes…
Une fable hautement symbolique
L’intérêt du mythe, au-delà des questions familiales et des rapports de force, réside dans la valeur symbolique de chacune des deux femmes et de la fable qui les lie, un mythe qui a perduré pendant plus de dix siècles, de l’Hymne homérique à Déméter au VIIe siècle avant notre ère aux écrits de Claudien à la fin du IVe siècle après. Car l’« arrangement » proposé par Zeus influe sur le devenir de l’humanité. Il donne naissance à l’alternance des saisons et au cycle de mort et de renaissance de la nature, ce cycle immuable aujourd’hui menacé par les exactions humaines. Une fois encore, la mythologie ouvre la porte à l’évocation des questions contemporaines d’écologie, de menaces sur la planète et d’extinction des espèces.
Le tableau dressé par les Deux déesses serait incomplet si ne s’y ajoutait la relation entre la vie et la mort. Déméter, dans le spectacle, est devenue une femme en fin de vie, face à Perséphone, divinité chtonienne, qui a acquis le privilège de passer du monde des morts à celui des vivants et vice-versa. Elle sera celle qui, dans le spectacle, escortera sa mère devenue humaine dans l’au-delà, comme une acceptation de la finitude humaine. Elle est en même temps le lien par lequel la circulation s’établit, un symbole de la continuité qui lie les deux mondes.
Ainsi, sur le mode de l’humour, de la transformation et du jeu, dans un vocabulaire de notre temps et avec ce parler-chanté où le chœur joue, comme dans la tragédie antique, un rôle de commentateur, se racontent non une épopée mais plusieurs : celle d’un mythe plus de deux fois millénaire ; celle d’un accomplissement humain, de la naissance à la mort en passant par l’émancipation ; celles de l’avenir de la société humaine et de la libération des femmes. Un ras-bord dont on ne se plaindra pas tant l’osmose de ces thèmes est étroite et tant ce récit croisé qui propose un voyage aux sources en même temps qu’une projection dans le futur est savoureux.
Un petit goût d’éternité reste accroché à ces histoires intemporelles dont notre culture a fait son miel. Il n’en souligne que mieux le mélange d’épices très contemporaines qui en renforce la saveur et en perturbe malicieusement la morale…
Les Deux Déesses - Déméter et Perséphone, une histoire de mère et fille
S Texte et mise en scène Pauline Sales S Avec Mélissa Acchiardi (batterie, percussions), Clémentine Allain, Antoine Courvoisier (clavier), Nicolas Frache (guitare), Aëla Gourvennec (violoncelle), Claude Lastère, Élizabeth Mazev, Anthony Poupard S Musique Mélissa Acchiardi, Simon Aeschimann, Antoine Courvoisier, Nicolas Frache, Aëla Gourvennec S Scénographie Damien Caille-Perret S Lumière Laurent Schneegans S Son Fred Bühl S Costumes Nathalie Matriciani S Maquillage et coiffures Cécile Kretschmar S Travail chorégraphique Aurélie Mouilhade S Assistanat au son et régie son Jean-François Renet S Régie générale Xavier Libois S Régie plateau Christophe Lourdais S Les Deux Déesses est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs S Production Compagnie À l’Envi S Coproduction Les Quinconces L’Espal – scène nationale du Mans ; La Halle aux grains – scène nationale de Blois ; Théâtre Jacques Carat, Cachan ; L’Estive – scène nationale de Foix et de l’Ariège ; la C.R.É.A – Coopérative de Résidence pour les Écritures, les Auteurs et les Autrices, Mont Saint-Michel ; Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis ; Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge ; MC2: Maison de la Culture de Grenoble – scène nationale S Résidence Théâtre Jean Lurçat – scène nationale d’Aubusson et Théâtre Cinéma de Choisy-Le-Roi S Avec le soutien du Fonds SACD/ Ministère de la Culture Grandes Formes Théâtre S La compagnie À l’Envi est conventionnée par le ministère de la Culture (DRAC Île-de-France) S Durée 2h
TOURNÉE
→ Les 5 et 6 novembre 2024, Les Quinconces L’Espal, scène nationale du Mans
→ 20 novembre au 1er décembre au TGP à Saint-Denis (lun.-vend. 19h30, sam. 17h, dim. 15h)
→ Les 14 et 15 novembre, La Halle aux grains, scène nationale, Blois
→ Le 17 décembre, Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge
→ Le 19 décembre, Théâtre Jacques Carat, Cachan
→ Le 9 janvier 2025, Agglomération du Mont Saint-Michel
→ Le 14 janvier, L’Estive, scène nationale de Foix et de l’Ariège
→ Les 5 et 6 février, MC2: Maison de la Culture de Grenoble, scène nationale