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Arts-chipels.fr

L’Arbre, le maire et la médiathèque. Rohmer, peintre et prophète irrévérencieux du théâtre social.

Phot. © Vincent Fillon

Phot. © Vincent Fillon

En 1993, Rohmer invente une fable insolente, visionnaire et truffée d’humour qui pointe nombre de travers de son temps. L’adaptation théâtrale de Guillaume Gras reprend à son compte l’économie de moyens propre au réalisateur pour en proposer une version farcesque et très joueuse.

Quatre panneaux en fond de scène figurent une campagne riante de carte postale. Un poncif de campagne avec petits champs bien verts, fleurs riantes dans le paysage, petit village niché au cœur d’un vallon avec ses petites maisons et son clocher. Un paradis idyllique mais factice devant lequel on déroule des rouleaux de faux gazon pour « parfaire » le décor. Le personnage qui arpente la scène mange négligemment une carotte dont il balance les restes par-delà le décor. On reste dans le vert. Bientôt, sur un claquement de main, une main passera par-dessus le décor pour lui fournir une craie. Il est l’Instituteur. C’est à vue, perchés sur des escabeaux derrière le décor que s’agiteront accessoiristes, parfois comédiennes et comédiens dans cet univers de carton-pâte. Rien n’est vrai, tout est jeu. 

Au point de départ, une comédie sociale d’Éric Rohmer

C’est en 1993 que Rohmer « commet », avec la pauvreté de moyens qu’on lui connaît – ici pas si pauvre dans sa distribution, à défaut de la payer son juste prix, puisqu’elle compte Fabrice Lucchini, Pascal Greggory et Arielle Dombasle – cette divertissante projection sociale. Dans un petit village de Vendée, le maire socialiste, à la poursuite d’un moyen de se faire mousser dans la perspective des prochaines législatives, obtient du ministère de la Culture une grosse subvention pour construire une médiathèque avec piscine et théâtre de verdure, évidemment disproportionnée par rapport aux besoins du village. Elle reflètera l’évolution de la population locale et la part croissante des rurbains ainsi que la volonté gouvernementale d’apporter la culture dans les campagnes. Seulement voilà : la construction de la médiathèque entraînera la mise à mort d’un saule vénérable et ça bataille ferme dans le Landerneau vendéen… On verra dans le film s’agiter tout un petit monde : le maire et son amie de cœur, écrivaine parisienne adepte de tout ce qui bouge, l’instituteur, tenant d’une tradition pure et dure, qui explique qu’à travers des « si », on aurait pu mettre la médiathèque en bouteille, les paysans du cru et les néo-ruraux, et même une journaliste qui fait défaut au dernier moment, appelée ailleurs.

Phot. © Vincent Fillon

Phot. © Vincent Fillon

Une satire politique

L’Arbre, le maire et la médiathèque occupe une place à part dans la filmographie de Rohmer. Il s’écarte des thèmes de prédilection du cinéaste et c’est surtout le seul film dans lequel il aborde la réalité la plus immédiate et notamment la politique. Satirique, le film vise aussi bien certains excès de la politique culturelle socialiste – dont un projet de réseau de médiathèques sur tout le territoire – ou les tentatives de gagner des voix, à l’approche des élections, par tous les moyens possibles, que les rêves de grandeur de nombre d’élus à l’heure de la décentralisation. Quant au village de Saint-Juire-Champgilon où Rohmer tourne le film, « symbole plus que vivant de la tranquille et douce France que chante le poète Charles Trenet […] c’est, selon le cinéaste, un lieu privilégié où l’homme de 1991 peut encore goûter un autre art de vivre » et où les chemins de pierre parlent encore « de la sérénité placide de l’homme de la terre. » Un lieu que les intrigues politiciennes ne manqueront pas de pervertir.

Une approche visionnaire

Rohmer ne sait pas encore que trente ans plus tard, les épisodes covid étant passés par là, le télétravail deviendra partie intégrante de notre monde, que nombre de citadins gagneront la campagne pour s’y installer et retrouver un certain art de vivre. Comme dans un pot-pourri faisant bonne mesure de tous les problèmes du temps, l’auteur-cinéaste imagine un monde dans lequel l’écologie, qui ne s’appelle pas encore ainsi, ou en tout cas pas avec l’amplitude qu’on lui connaît aujourd’hui, envahit peu à peu le paysage et où il est question d’espaces verts pour combler la disparition progressive de la nature environnante. Rohmer trace avec humour le portrait d’une société villageoise en pleine mutation, non sans passer par les voies emberlificotées de la politique qui vont des collusions familiales au rôle des médias.

Phot. © Vincent Fillon

Phot. © Vincent Fillon

La farce du politique

Le trait est caustique, l’ironie franche. Rohmer y va sans barguigner de son analyse critique et la pièce en rajoute du côté de la farce. On est dans la comédie façon arlequinade, avec humour parfois potache et plaisanteries un peu grasses. Le jeu est bien sûr outré, non réaliste. Les paysans du cru ont un accent du terroir à couper au couteau, la petite amie parisienne est plus-mondaine-tu-meurs. Quant au maire, ceint de son écharpe tricolore et en short, il en rajoute une couche. L’ensemble est mené tambour battant, pour le grand bonheur des spectateurs qui découvrent, pour la plupart d'entre eux, l'intrigue de Rohmer et sa puissance d'analyse masquée sous la comédie. Mais l’amateur de Rohmer, s’il apprécie l’adaptation des textes du cinéaste, complétés par Guillaume Gras, ressent cependant une frustration devant ce traitement à la serpe, fût-elle de carton-pâte. Il manque la finesse narquoise des comédiens du film dans ce too-much au jeu très extériorisé, très porté, qui ne s’embarrasse pas de fioritures. La comédie a des allures de farce qui, comme le genre l’indique, ne fait pas dans la dentelle.

Il faut dire que cela va dans le sens choisi par le spectacle. Reprenant les codes du théâtre de tréteaux, ce recours au grossissement et à l’excès est cohérent et fait partie du plaisir. Parce que le spectacle est pensé pour être joué en tous lieux, intérieurs comme théâtres et salles des fêtes, mais aussi extérieurs. Il fait du regard sarcastique du cinéaste posé sur la comédie politique et sociale la base d’un spectacle populaire porté avec enthousiasme par la jeune compagnie des Animaux bizarres et véhéments. Un nom qui en dit long sur sa philosophie du jeu théâtral…

L’Arbre, le maire et la médiathèque, libre adaptation du scénario d’Éric Rohmer (1993)
S Mise en scène et adaptation Guillaume Gras S Œil dramaturgique Eurialle Livaudais S Avec Ivan Cori, Marie Guignard, Eurialle Livaudais, Nicolas Perrochet, Gonzague Van Bervesseles. S Scénographie Suzanne Barbot S Lumières Grégoire de Lafond S Costumes Marion Moinet S Production Compagnie Des animaux bizarres et véhéments S Coproduction Équinoxe - Scène Nationale de Châteauroux, La Halle aux grains - Scène Nationale de Blois, L’Échalier de Saint-Agil S Soutien Scène Conventionnée de Thouars, Espace Agnès Sorel de Loches Projet bénéficiant de l’aide à la résidence de la DRAC Centre-Val de Loire, de l’aide à la création de la Région Centre-Val de Loire, du parcours de Production Solidaire de la Région Centre-Val de Loire et du soutien à la résidence du Département d’Indre-et-Loire S Création version rue en mai 2024 à l’Équinoxe - Scène Nationale de Châteauroux S Création plateau en octobre 2024 à La Halle aux grains, Scène nationale de Blois

8 & 10 octobre 2024 à la Halle aux grains - Scène nationale de Blois
Du 6 au 30 novembre 2024, à Paris au Théâtre de Belleville, mer.-jeu. 21h15, ven.-sam. 19h15

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