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Arts-chipels.fr

Fin de partie. « Une humanité au corps malade et aux pieds fatigués. »

Fin de partie. « Une humanité au corps malade et aux pieds fatigués. »

Jacques Osinski poursuit son compagnonnage avec Beckett en proposant une saisissante et très noire Fin de partie. Loin des lunaires et des rêveurs, c’est au cœur de la misère humaine que plonge la pièce.

Un espace indéfini, ni noir ni blanc, « noir clair » dira l’un des personnages, mais « intérieur » et doté de deux fenêtres, la première sur la mer, l’autre sur la terre. Ce qui passe par la fenêtre est aussi neutre et terne que ce qui se passe dans la pièce. « La nature nous a oubliés », dit Hamm, l’un des occupants. Et d’ailleurs, ces fenêtres sont presque hors d’atteinte, comme si l’accès au dehors se devait d’être impossible. Un homme s’active sur un escabeau branlant à les manipuler. Il se nomme Clov. Lui non plus n’est pas vraiment d’aplomb. Il boite. Sur cette chambre où il s’active règne un aveugle paraplégique et tyrannique : Hamm. Clov est son fils adoptif en même temps que son valet. Deux débris d’humanité. On découvrira plus tard les deux autres occupants de la pièce : Nell et Nagg, les parents de Hamm. Ils ont perdu leurs jambes dans un accident de tandem et résident chacun dans une poubelle d’où ils ne sortent, tels des diables de leurs boîtes, que suivant le bon vouloir de leur fils.

© Pierre Grosbois

© Pierre Grosbois

Une humanité en perdition

« L’obscurité que je m’étais toujours acharné à refouler est en réalité mon meilleur », écrit Samuel Beckett dans la Dernière bande. Cette formule trouve une parfaite illustration dans Fin de partie. Car les blessures physiques des personnages ne sont que le reflet de la faillite qui les marque. Les parents ne sont plus que des pantins, des marionnettes qui font une apparition avant de retourner dans leur trou où Nell veut mourir. Hamm prend sa revanche sur son absence de vie en faisant de Clov son souffre-douleur, tel le marteau qui tape sur le clou comme le suggère leurs noms. Clov affirme tout au long de la pièce vouloir quitter Hamm ou le tuer et la pièce ne dira pas si, à la fin, sa valise à la main, il réussit à s’en aller ou pas. On a l’impression de mijoter dans un marigot dont rien ni personne ne peut sortir. La chambre, 3 m par 3 m par 3 m, comme la décrit Clov, est l’ultime refuge, une arche de Noé des désespérés dans laquelle la lumière se meurt et où les graines « ne germeront jamais ».

© Pierre Grosbois

© Pierre Grosbois

Entre hachures et répétitions

Sans ordre logique apparent, les paroles des personnages font référence à un passé révolu ou s’évadent dans un imaginaire. Ils chassent le présent comme pour éviter d’en percevoir sa vacuité et leur impuissance à lui apporter le moindre changement. Ils évoquent un passé par bribes à reconstruire pour rétablir un semblant d’histoire. Silences et répétitions, comme toujours chez Beckett, émaillent ces propos décousus. Hamm se préoccupe de manière obsessionnelle de son « calmant », qu’il est toujours trop tôt de prendre, et Clov de le quitter. Les intervalles de vide qui séparent des phrases banalisées au point de sembler inexistantes soulignent cette absence de communication qui a pour corollaire la vieillesse, le dépérissement du corps, la dépendance et la rancœur. Pour cette galerie de gueules cassées, il n’y a pas de salut.

© Pierre Grosbois

© Pierre Grosbois

Une prestation d’acteurs millimétrée

Il faut à Frédéric Leidgens, immobile dans sa chaise roulante et qui n’a pour s’exprimer que les expressions de son visage et les quelques mouvements qu’il imprime à son torse et à ses mains, et à Denis Lavant, semi-débile qui rue en silence ou presque à petits coups de réactions réprimées sous les coups de boutoir du mépris de son « père », beaucoup d’habileté et de maîtrise pour décaler chaque fois un peu plus les mêmes mots, pour les décliner sur tous les tons en suggérant à chaque répétition une intention nouvelle, pour insérer dans les silences tout un monde de non-dits éloquents. De cette danse de mort fascinante en même temps qu’inéluctable de deux heures de bruit pour rien – Much ado about nothing – on ressort sonné, avec un vague sentiment de révolte devant la désespérance de celui qui n’a cessé de se battre contre ses « fous » et qui hurle dans le silence.

© Pierre Grosbois

© Pierre Grosbois

Fin de partie. Texte Samuel Beckett (Éditions de Minuit)

S Mise en scène Jacques Osinski S Avec Denis Lavant (Clov), Frédéric Leidgens (Hamm), Claudine Delvaux (Nell), Peter Bonke (Nagg) S Scénographie Yann Chapotel S Lumière Catherine Verheyde S Costumes Hélène Kritikos S Production Compagnie L’Aurore Boréale, conventionnée par la DRAC Ile de France / Ministère de la Culture S Coproduction Châteauvallon-Liberté, scène nationale, Théâtre de l’Atelier S Aide à la résidence Arcal et Théâtre 14 S Aide de la Spedidam S Spectacle a été créé en juillet 2022 au Théâtre des Halles – scène d’Avignon S Durée 1h50

Théâtre de l’Atelier - 1 place Charles Dullin, 75018 Paris
Du 5 juin au 14 juillet 2024. Du mar. au sam. à 21h en juin et à 20h en juillet, dim. à 16h

www.theatre-atelier.com

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