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Arts-chipels.fr

Les Chaises. Ionesco à contrecourant, mais Ionesco plus que jamais.

Les Chaises. Ionesco à contrecourant, mais Ionesco plus que jamais.

En choisissant de ne pas donner à la prolifération, un thème cher à l’auteur omniprésent dans les Chaises, une réalité physique, la mise en scène de Thierry Harcourt fait reposer, avec succès, sur les comédiens toute la charge de la pièce, avec la dimension d’absurdité et de non-sens qui l’imprègne et la caractérise.

Deux chaises et deux petits escabeaux suffiront à camper le décor dans lequel évoluent ces deux vieillards dépourvus de noms qui, au seuil de la mort, livrent un dernier témoignage avant de disparaître. Est-ce un jour, est-ce une nuit, on ne sait. Cramponné à une fenêtre inexistante pour contempler un hypothétique ailleurs de bord de mer tandis que sa femme le rappelle à l’ordre, le Vieux a convoqué, au soir de sa vie, toute une galerie de personnages. Lui, le sans-grade, maréchal des logis, c’est-à-dire concierge, à défaut d’un titre de maréchal plus glorieux, a invité notables et hauts personnages à partager la communication du « message » qu’il prétend laisser en guise de testament. C’est le grand soir et le couple les attend… 

Le crépuscule de gens de rien

Ils ont un côté attendrissant en même temps que dérisoire, ces deux vieux qui se raccrochent l’un à l’autre et se racontent des histoires sur leur médiocrité. Une vie traversée de « Tu aurais pu être et tu le méritais » qui impose l’image d’un ratage intégral confit dans un quotidien terne. Mais qu’importe qu’il ne leur soit jamais rien arrivé. Ils sont ensemble, attachés au même banc d’une galère qui fait du sur-place, liés l’un à l’autre par des souvenirs de tendresse. Lui rêve, clown grandiloquent porté par son fantasme, lancé dans des déclarations flamboyantes, et elle le suit, vieillarde fragile aux accents enfantins dont le texte résonne comme un écho affaibli, qui se dénature au fil de ses répétitions, des paroles de son mari. Deux êtres enchaînés dans une vie de rien qui se livrent à une logorrhée pour tenter d’être quelque chose.

© Fabienne Rappeneau

© Fabienne Rappeneau

Une galerie d’invités hypothétiques

Ces deux êtres sans nom – elle le qualifie de « mon chou » et lui la nomme Sémiramis, cette reine qui régna sur l’empire assyrien au IXe siècle et que Dante punit dans la Divine Comédie pour ses « vices sensuels » – ont convié à leur dernière assemblée des figures de leur passé : une dame quelconque, un colonel galant, un amour de jeunesse du Vieux, pour rejouer, une dernière fois, le spectacle de leur vie et se jouer à eux-mêmes, avant de disparaître, le jeu de la séduction. L’invité de choix, c’est l’Empereur, la consécration pour le Vieux, la reconnaissance – enfin – de sa valeur. Quant au discours d’adieu du Vieux, il l’a confié à un Orateur qui parlera pour lui. 

Le néant pour unique matière

Mais ceux, de plus en plus nombreux, qui se pressent sur le seuil et qu’ils invitent à entrer sont inexistants. La porte ne s’ouvre que sur le vide que les deux vieux remplissent de leurs amabilités stéréotypées et de leurs histoires. Le néant traverse de la même façon les discours des personnages. Parlant de leur fils, la Vieille et le Vieux le décrivent de manière opposée. Le discours est ici logorrhée dépourvue de sens. Il ne masque que la vacuité de leur existence, marquée par les silences qui ponctuent les interventions. Et d’ailleurs, l’Orateur qu’ils ont choisi est à l’avenant : il est muet, donc incapable de porter le « Message » prévu par le Vieux.

L’absence contre la prolifération

Ionesco avait prévu de faire emplir par la Vieille, au fur et à mesure de l’entrée des invités, la scène de chaises de plus en plus nombreuses, jusqu’à encombrer tout l’espace, accentuant la vacuité de la situation par son exact opposé qu’est le nombre. La mise en scène de Thierry Harcourt, à l’inverse, substitue à la multiplication le vide. Comme les invités, les chaises sont imaginaires. Seules les deux chaises sur lesquelles des deux vieux prenaient place, réarrangées dans l’espace, se transforment en rangs bien alignés pour « écouter » l’Orateur discourir. Mais le sourd et muet de Ionesco, ici affligé de borborygmes incompréhensibles qui accentuent le non-sens et l’inanité de cette « réunion pré-mortem », est lui aussi inexistant. Il devient dans la mise en scène une voix off.

© Fabienne Rappeneau

© Fabienne Rappeneau

Une dimension métaphysique en même temps que très humaine

L’accumulation de ces pleins – de vide – et de ces absences accumulées acquiert ici, au-delà des thèmes qu’affectionne l’un des maîtres incontestés du théâtre de l’absurde, une dimension quasi métaphysique qui joue du vide et du plein, de la présence et de l’absence. Elle nous projette dans une autre dimension, peut-être plus beckettienne, en faisant de l’ensemble du propos ce que l’on pourrait considérer comme une création de l’imaginaire des deux vieux. La pièce qui se jouerait devant nos yeux perdrait ainsi toute réalité pour devenir projection, fantasme d’une représentation que les deux vieux se jouent à eux-mêmes. Cette ambiguïté entre « réalité » – représentée au travers du théâtre, donc illusoire – et fantasme, le spectacle ne la lève pas, il la cultive.

Épatants tous deux, Bernard Crombey, en vieillard illuminé et burlesque soulevé de terre par cette célébration de sa fin de vie, et Frédérique Tirmont, en vieille docile entrée dans le délire de l’autre, donnent une dimension finalement très humaine à cette quête désespérée et dérisoire d’un sens qui ne peut que se dérober mais qu’on recherche en dépit de tout. Adamov disait des Chaises : « La pièce de Ionesco découvre quelque chose que l’on n’a pas envie de reconnaître en soi, c’est-à-dire, en deux mots, la vieillesse fondamentale qui n’a rien à voir avec l’âge et qui, à un certain niveau de conscience, représente un état de l’existence humaine. […] on a peur d’une image de la décrépitude qui réduit l’existence à un vagissement sans évolution, depuis le berceau jusqu’à la mort. » Un vagissement qui n’ouvre que sur le vide et où d’aucuns pourraient voir une métaphore de notre société…

© Fabienne Rappeneau

© Fabienne Rappeneau

Les Chaises d’Eugène Ionesco

S Mise en scène Thierry Harcourt assisté de Clara Huet S Avec Frédérique Tirmont (La Vieille) Bernard Crombey (Le Vieux) S Musique Tasio Caputo S Lumières Thierry Harcourt et Pascal Araque S Costumes Laurent Mercier S Production Compagnie Macartan S Coproduction Théâtre Montansier, Comédie de Picardie, Richard Caillat – Arts Live Entertainment - FIMALAC Culture S Coréalisation Théâtre Lucernaire Soutien Adami

Du 10 janvier au 10 mars 2024, du mardi au samedi 18h30, le dimanche 15h

Théâtre du Lucernaire – 53, rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris

Rés. 01 45 44 57 34 www.lucernaire.fr

TOURNÉE

- Théâtre Montansier, Versailles (5 représentations : 26, 27 et 28 mars 2024 + 2 scolaires)

- Comédie de Picardie, Amiens (4 représentations : 6 et 9 en matinée et soirée, et 11/04/2024)

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