22 Janvier 2024
Si Ruben Mamoulian a immortalisé en 1933, sous les traits de Greta Garbo, le personnage singulièrement libre que fut Christine de Suède, c'était entre les fourches caudines du cinéma hollywoodien et dans une version « acceptable » par la moralité de l'époque. Sara Stridsberg en offre une version plus punchy et proche de la réalité historique, dont Christophe Rauck fait un beau spectacle.
C'est dans une immense cage vitrée, nageant dans un océan de plumes-neige, qu'apparaît Christine de Suède. Une souveraine enfermée dans une boîte translucide ouverte au regard de tous, qui se débat pour être elle-même et échapper aux contingences que lui impose son statut : être Roi. Au masculin, car seule cette masculinité lui permettra d'accéder au trône. Enfant unique de Gustave II Adolphe et de Marie-Éléonore, fille de l'électeur de Bandebourg Jean III Sigismond – ils ont perdu avant elle deux enfants – elle est élevée comme un garçon. Elle n'a que six ans lorsque son père décède en 1632, au cours de la bataille de Lützen. Sa mère ayant été déclarée inapte à assumer la régence, la jeune Fille Roi monte sur le trône sous la tutelle du chancelier Oxenstierna – elle s'en débarrassa douze ans plus tard. Lorsque la pièce commence, elle est en butte aux pressions du chancelier : il convient qu'elle se marie pour donner un héritier à la couronne.
Un personnage historique fascinant
Christine de Suède est un personnage hors du commun. Son père lui a fait donner l'éducation d'un roi. Elle monte à cheval, chasse et se bat comme un homme. Et si la pièce la montre en robe, on sait que c'est en garçon qu'elle s'habillait. C'est en monarque guerrier qu'elle commence sa carrière avec la guerre de Trente Ans qui oppose les Habsbourg espagnols et le Saint-Empire, catholiques, aux Provinces-Unies et aux pays scandinaves, protestants, et l'achève en 1648. C 'est en partisane obstinée de la paix qu'elle rencontra aussi fin, en 1645, à la guerre avec le Danemark. Mais elle reçoit surtout une éducation complète, associant les langues et l'histoire à la pratique des arts (dessin, peinture…) et du sport (escrime, équitation). Curieuse de tout, elle fait venir nombre d'ouvrages savants et d'œuvres d'art, invite des érudits comme Saint-Amant ou Descartes dont la pensée l'influencera. Mais elle est dépensière. Son goût pour la mode, les frais somptuaires de son couronnement, les libéralités à ses faveurs et autres dépenses du même type mettent en danger les finances du royaume. Son refus définitif de se marier, qui signifie la fin de sa lignée, l'oblige à désigner son successeur. Elle finira par renoncer au trône en 1654. Elle n'a que vingt-huit ans.
Un questionnement sur le pouvoir
Sara Stridberg dresse de celle qu’elle nomme la « Fille Roi » un portrait résolument complexe. Elle dépeint une femme à la fois sûre d’elle et fragile, attachée à régner mais écrasée par la charge du pouvoir, indécise parfois, violente aussi en même temps que monarque éclairée un siècle avant l’âge des Lumières. Dans cette cage de verre dont elle ne s’extrait que rarement, elle se débat, se justifie, laisse éclater sa colère et son désespoir. Elle pose avec acuité la question du pouvoir et de son caractère genré. Est-il d’essence masculine ? Un autre type de pouvoir est-il possible ? Que devient-on lorsqu’on incarne le pouvoir ? Reste-t-il un espace à la liberté individuelle ? À travers le personnage de Christine de Suède, Sarah Stridberg pose des questions très actuelles. Et les tenues non datées, sortes de mélanges informels de références vestimentaires qui habillent les personnages contribuent à détacher sa réflexion du seul personnage de la reine. Dans le no man’s land sans décor de l’espace scénique et au son d’un God Save the Queen façon hard rock, son propos nous invite à réfléchir sur nous-mêmes.
Une vision féministe et combattante
Le personnage historique de Christine de Suède était connu pour sa liberté de mœurs. Elle aimait tout aussi bien les hommes que les femmes même si l'on considère qu'elle entretenait, avec sa dame de compagnie, une relation particulièrement étroite. Sara Stridsberg en fait, dans cet univers surveillé et austère, rogné de tous côtés, du protestantisme scandinave, une homosexuelle qui s'accepte et se refoule dans le même temps, écartelée entre les impératifs d'État et son propre désir, qui marie la femme qu'elle aime pour l'éloigner d'elle tout en lui donnant pour époux un homme qu'elle ne peut aimer. Elle est, comme Élisabeth Ire d'Angleterre un siècle plus tôt, une Reine Vierge, mais, contrairement à celle-ci, elle ne souhaite pas contrôler son image, elle aimerait qu'on l'accepte pour ce qu'elle est.
Un huis clos poétique
Peu de personnages se pressent dans et autour du linceul blanc dans lequel la Fille Roi traîne sa virginité et ses désirs inassouvis. Tel Hamlet hanté par le fantôme de son père, elle reçoit la visite du mort qui l’a construite, qui l’a formée, qui a fait d’elle ce qu’elle est, et de cette mère absente qu’on a éloignée d’elle et qu’elle réclame mais qui ne sera jamais qu’un fantôme de chair et d’os. Du côté politique se presseront le chancelier, le représentant de la tradition et du devoir jusqu’à ce qu’elle le renvoie, et le candidat au mariage, prêt à toutes les compromissions et à tous les « arrangements » pour accéder au trône.
Face à la Raison, il y a le Désir, cette femme qu’elle aime et qu’elle déchire en se déchirant elle-même. Pathétique dans ses crises comme dans ses caprices, émouvante lorsqu’elle fait tomber les barrières trop longtemps maintenues dressées, la Fille Roi rencontre, dans son refus du couple et de l’enfantement qui l’accompagne, toutes celles qui sont tombées. La longue litanie des reines de Suède et de leur histoire est comme le chemin de croix douloureux dans lequel s’engage la vie des femmes. Entre brumes et blancheur, silences neigeux et cris muets, dans ce pays équarri et trop net, la seule issue reste la fuite. Partir pour conquérir sa liberté. C’est la solution que choisira Christine de Suède en abdiquant.
Dissection d'une chute de neige
S Texte Sara Stridsberg S Mise en scène Christophe Rauck S Avec Thierry Bosc (le Roi Mort), Murielle Colvez (Maria Eleonora), Habib Dembélé (le Philosophe), Marie-Sophie Ferdane (la Fille Roi), Christophe Grégoire (le Pouvoir) , Ludmilla Makowski (Belle), Emmanuel Noblet (Love) S Dramaturgie Lucas Samain S Scénographie Alain Lagarde S Lumières Olivier Oudiou S Son Xavier Jacquot S Costumes Fanny Brouste assistée de Peggy Sturm S Vidéo Pierre Martin S Coiffure et maquillage Férouz Zaafour S Masques Judith Dubois S Le texte Dissection d'une chute de neige de Sara Stridsberg (traduction de Marianne Ségol-Samoy) est publié chez L'ARCHE Editeur, agence théâtrale. www.arche-editeur.com S Production Théâtre Nanterre-Amandiers - CDN, Théâtre du Nord - CDN Lille Tourcoing Hauts-deFrance S Avec le dispositif d'insertion de l'Ecole du Nord, soutenu par la Région Hauts-de-France S Spectacle créé le 16 mars 2021 au Théâtre du Nord, Lille S Durée 2h10
TOURNÉE
Du 24 au 27 janvier 2024 Théâtre National de Bretagne, Rennes
Les 1 er et 2 février 2024 Le Quai, CDN, Angers
Du 3 au 5 avril 2024 Le Printemps des comédiens, Montpellier