10 Avril 2023
Faire de l’irrévérence une fidélité à l’œuvre et à son message, et de l’écart le moyen de recentrer le propos : telle semble être la démarche de Jean-François Sivadier. Une démonstration magistrale où la compréhension le dispute au plaisir du théâtre.
Un décor indéterminé qu’on nous dit être Venise, un agencement de traverses qui expriment la transversalité qui caractérise la mise en scène. Un partout, un nulle part tout autant qu’un lieu qui nous transportera de Venise à Chypre sur l’équilibre instable de madriers qui s’inclinent, se dressent et se tournent pour figurer des espaces abstraits auxquels les personnages donnent corps. Un espace vide, qu’on enjambe, qu’on traverse au milieu d’un jeu de transparences qui cachent en même temps qu’elles révèlent, qui sont scintillement de l’eau dans les éclats lumineux du plastique ou rideau de pluie, métaphorique ou non selon le rôle qu’on leur fait jouer. À Venise, donc, deux jeunes gens, sur scène, établissent une connivence avec le public. Il est noir, elle non. Face au public, il lui fait répéter des phrases de bienvenue dans la langue de son pays, et elle s’applique, attentive à l’échange qui place chacun sur le terrain de l’autre. L’écart avec l’époque de Shakespeare est d’emblée marqué. C’est d’ici et maintenant que nous regardons la pièce qui, elle, nous renvoie un reflet de nous-mêmes.
Tordre le cou au drame de la jalousie
L’histoire d'Othello a traversé les âges comme la fable d’un homme amoureux d’une jeune fille pure et innocente à la manière d’Ophélie, victime collatérale d’un mal qui s’empare de lui et dont le déclencheur-prétexte est la vengeance qu’exerce Iago à l’encontre d’Othello qui l'a écarté d’une promotion qu’il considère devoir lui revenir. Convaincu que sa femme le trompe et fou de jalousie, Othello finit par tuer son épouse. Racontée ainsi, l’histoire ressemble à des milliers d’autres rapportées par les rubriques de faits divers. Il suffit alors d’insister sur le fait qu’Othello est noir, et on ajoute aussitôt une connotation raciste qui remonte au temps – pas si lointain et même, peut-être, encore présent dans certaines têtes – où l’on pensait que le cerveau des noirs n’était pas configuré comme celui des Occidentaux, qu’ils étaient des êtres frustes, inférieurs, plus proches du singe que de l’homme. Faire jouer Othello par Adama Diop, comme le choisit Jean-François Sivadier, c’est prendre de front cette connotation implicite, jouer la provoc’ pour montrer une autre vérité, ce que le comédien réalise avec brio.
Histoires de négritude et d’ostracisme
L’une des grandes forces de la mise en scène est en effet de nous livrer toute la complexité de la pièce en nous faisant entendre, très clairement, les multiples thèmes qu’elle croise ensemble et, parmi eux, la manière dont les autres personnages perçoivent Othello. Furoncle sur la peau de la Sérénissime, il n’est admis dans la société vénitienne que comme capitaine de guerre, toléré en raison du concours qu’il apporte à la défense de la cité des Doges. Mais jamais Othello ne sera considéré comme Vénitien. Il est exclus et il se sent exclus. Il est l’étranger, le différent et cette conscience de sa différence, constamment alimentée par Iago, se transforme en cancer qui le ronge et s’étend à tout ce qu’il touche et qui le touche. Pris dans la toile infernale que tisse Iago, il ne peut que sombrer dans la paranoïa et le délire. Dès lors, le choix de faire endosser le personnage d’Othello à Adama Diop prend une coloration subtile. Il n’évacue pas la négritude d’Othello, il la rend, au contraire visible. En montrant l’ostracisme dont est victime le personnage, il nous fait comprendre que sa « jalousie » n’est pas la cause du chancre qui le ronge, qu'elle est effet induit, conséquence. Mais Jean-François Sivadier se démarque dans le même temps du parallèle rôle-couleur de peau en faisant jouer à Jisca Kalvanda, noire elle aussi, le rôle d’Emilia, l’épouse de Iago, et occasionnellement du Doge de Venise. Il affirme, par là même, qu’un acteur ou qu’une actrice reste avant tout acteur ou actrice endossant un personnage indépendamment de son sexe et de sa couleur de peau.
Desdémone et la cause des femmes
Ce jeu qui consiste à dévier sans cesse du stéréotype s’applique aussi aux femmes. Dans le traitement du personnage de Desdémone que propose Jean-François Sivadier, la jeune fille n’apparaît plus comme « agie », victime sacrificielle impuissante, mais comme une créature consciente qui assume ses choix. Othello est l’incarnation de son refus de se laisser dicter son comportement par son père. Si elle reste amoureuse d’Othello jusqu’à la souffrance, elle conserve la liberté de trouver Cassio séduisant sans pour autant le mettre dans son lit. Assumant son amour, refusant de rentrer dans le rang que lui offre son statut de Vénitienne bien née, elle rejoint cependant le cortège des femmes qui périssent sous les coups de leur époux ou de leur compagnon comme cela se produit, dans la France d’aujourd’hui, tous les trois jours. Elle n’échappe pas au syndrome que dégagent aujourd’hui les études sur les relations qui lient la victime à son bourreau. À l’autre bout, Emilia, qui trahit Desdémone sans le savoir par obéissance à son époux, s’insurgera contre lui à l’heure où les cartes s’étaleront sur la table et où éclatera la duplicité du personnage. On le rappelle durant la pièce, l’histoire, écrite par des hommes, a toujours désavantagé les femmes…
L’araignée, du fond de sa tanière...
Le grand manipulateur qui règne sur la pièce, c’est Iago le machiavélique, la diabolique aragne qui prend avec un humour noir et féroce le public à témoin de ses manigances et de ses trahisons. Nicolas Bouchaud campe un marionnettiste qui tire ses fils et s’amuse, comme nous nous amusons, de voir ses honnêtes victimes abusées. Car il pratique en permanence le double sens, le double jeu en même temps qu’il transforme ses actions en joute cruelle mais drôle dont lui seul détient les règles. Il n’empêche : l’oiseau de proie a saisi sa victime et ne la lâche pas. Il a fait d’Othello sa créature – celui-ci, qui le prend pour son seul ami, affirmera d’ailleurs « Sans lui je n’existe pas » – en même temps que sa vie se résume à cette seule vengeance qui touche le monde entier et où il trouve sa raison d’être. Comme le prisonnier et son boulet, Othello et Iago sont inséparables. Mais bien malin qui pourrait dire lequel des deux est le prisonnier et lequel le boulet. Sous l’influence de Iago, Othello prend conscience du rejet dont il est la victime, il se révèle à lui-même dans le temps même où Iago se découvre, au-delà de la vengeance et de la soif de pouvoir, une âme tortionnaire. Nicolas Bouchaud, dans les multiples visages qu’il prête aux changements à vue de Iago, est fascinant dans sa délectation gourmande d’un personnage qui a quelque chose de Méphistophélès tentant Faust.
Jeu de dupes pour le théâtre
C’est un message bien sombre que délivre cependant cette « tragédie » qui flirte avec les codes de la comédie et du burlesque. Pièce sur le pouvoir qu’exercent les personnages les uns sur les autres et sur les formes que peut prendre l’emprise – politique, psychologique, dans les rapports familiaux ou entre les sexes – la fable met à nu ce gigantesque marché de dupes où tous les personnages sont les auteurs en même temps que les victimes de leur propre perte. Ils sont coincés dans une partie dont les dés ont été pipés par eux-mêmes. Vérité et mensonge, réalité et illusion se disputent le terrain de ce « je te tiens, tu me tiens par la barbichette » auquel, malicieusement, le metteur en scène ajoute un dernier glacis en dédoublant sur scène le personnage et l’acteur. Les comédiennes et les comédiens s’engagent sur ce terrain avec une grande maîtrise et une agilité sans faille. Othello version Sivadier-Shakespeare, dans la langue très contemporaine de Jean-Michel Déprats, est bien un objet en relief qui navigue dans plusieurs dimensions et entre plusieurs interprétations possibles dans un univers mutant, à cheval entre fiction théâtrale et références au réel.
Othello de William Shakespeare. Texte français Jean-Michel Déprats (publié par l’Avant-scène Théâtre)
S Mise en scène Jean-François Sivadier S Avec Cyril Bothorel (Brabantio, Montano, Lodovico), Nicolas Bouchaud (Iago), Stephen Butel (Cassio), Adama Diop (Othello), Gulliver Hecq (Roderigo), Jisca Kalvanda (le Doge de Venise, Emilia), Émilie Lehuraux (Desdémone, Bianca) S Collaboration artistique Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit S Scénographie Jean-François Sivadier, Christian Tirole, Virginie Gervaise S Lumière Philippe Berthomé, Jean-Jacques Beaudouin S Costumes Virginie Gervaise S Son Ève-Anne Joalland S Accessoires Julien Le Moal S Assistante à la mise en scène Véronique Timsit S Créé le 15 novembre 2022 au Quai – CDN Angers Pays de la Loire S Production déléguée Compagnie Italienne avec Orchestre S Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe, Le Quai – centre dramatique national Angers Pays de la Loire, Comédie de Béthune, Théâtre de l’Archipel – scène nationale de Perpignan, Châteauvallon-Liberté – scène nationale de Toulon, Théâtre national de Nice, Théâtre national populaire – Villeurbanne, Le Bateau Feu – scène nationale de Dunkerque, L’Azimut – Antony / Châtenay-Malabry, Les Quinconces L’Espal – scène nationale du Mans, La Comédie – centre dramatique national de Saint-Étienne, ThéâtredelaCité – centre dramatique national Toulouse Occitanie, La Coursive – scène nationale de La Rochelle, Théâtre de Caen S Avec la participation artistique du Jeune théâtre national S La Compagnie Italienne avec Orchestre est aidée par le ministère de la culture / direction régionale des affaires culturelles d’Île-de- France, au titre de l’aide aux compagnies S Durée 3h30 (1h50 / entracte / 1h10)
18 mars – 22 avril 2023, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h
Odéon Théâtre de l’Europe – Place de l’Odéon, Paris 6e
Rés. www.theatre-odeon.eu T. +33 1 44 85 40 40
TOURNÉE
26 au 28 avril 2023 – MC2: Grenoble
4 au 6 mai 2023 – Châteauvallon-Liberté, scène nationale de Toulon
10 au 13 mai 2023 – ThéâtredelaCité, CDN Toulouse Occitanie
24 et 25 mai 2023 – L’Azimut Antony – Châtenay-Malabry