12 Avril 2023
Dans ce saisissant seul en scène, toute la tragédie d’un homme quelconque ou presque prend les proportions d’une épopée du rien traversé par la « civilisation ».
Sous un abribus qui affiche en lettres lumineuses « Les Ruisseaux d’or », un homme se tient. Les pieds dans des savates de plastique, il habille son embonpoint d’un survêtement dépareillé. Inexpressif, il est assis. Puis les mots commencent à déferler. « Depuis que maman est morte, je n’arrive plus trop à parler », dit-il d’une voix douce. Seul, dans un silence peuplé de bruits non identifiés, il déverse une logorrhée en pièces qu’il faut reconstruire, en morceaux de phrases qu’il faut recombiner, en fragments qui se recomposent au fil du temps pour raconter, malgré tout une histoire. Son histoire. Celle d’un invisible comme il en existe des millions, perdus dans une ville où ils ne sont rien sinon des passants d’occasion sitôt surgis sitôt évanouis.
Une victime consentante de la société de consommation
Son projet de vie se résume aux rayons de l’hypermarché qu’il fréquente assidûment dans le centre commercial. Là, il ne peut résister aux friandises de toute sorte qui s’étalent sur les rayons. Avec un appétit inextinguible, il s’en bourre, s’en repaît, en admire la diversité colorée, s’extasie devant les étalages qui offrent un monde plein de promesses. Parce qu’il ne s’arrête pas aux friandises. Tout est sujet d’émerveillement dans ce lieu magique rythmé par le bruit des caisses enregistreuses où il peut rester en arrêt devant les chouchous des femmes, se gaver du stéréotype des slogans publicitaires qui encombrent l’univers sonore, où l’insipidité devient ravissement. Il s’étonne, s’ébahit, s’enflamme, s’emballe parfois devant cette abondance, cette richesse offerte à profusion.
Un homme de rien avide de contacts
Et puis il y a les rapports humains. Dérisoires. La caissière qui effleure les produits comme une caresse. Il suffit d’un « Bonjour, Monsieur » ou d’un « au revoir » pour qu’aussitôt il se sente réchauffé par cet ersatz de contact et qu’il commence à fantasmer sur la chaleur humaine et sur le sens à donner à ces quelques mots. Peu à peu se dégage l’image d’un homme en recherche des autres. Le moindre signe d’une apparence d’humanité, de courtoisie, et le voilà tout remué. Il se fait des films, invente une suite à la relation, imagine d’autres situations où le rapport devient intimité. Peu à peu se dessinent d’autres plaisirs nés de ces contacts, lorsque le toucher intervient. L’effleurement de la fouille au corps par les vigiles devient palpation qui fait monter en lui tout un éventail de sensations…
Le saut dans le grand bain
Il raconte sa minuscule vie, faite d’errance, toujours entre les mêmes lieux, le bistrot de Martine où il boit invariablement la même chose à la même place, où les conversations de chaque jour se ressemblent et où il se fait, sans protester, rançonner, le Flunch où – soyons fou – il va, exceptionnellement, se payer à manger. Poète des faubourgs, chantre des banlieues tristes, il enchante sa vie de promeneur solitaire dans un paysage sans charme. Il y a aussi cette femme, qu’il suit un jour et qui le mène à la piscine. Un lieu où elle est caissière. Un lieu qui entretient avec cet homme sans nom et qu’on ne peut qualifier que par son apparence, un rapport indirect, car baleine contre Baleine – le nom de la piscine – ils ont à voir. Il lui suffit d’un bonnet de bain prêté pour que le monde se reconstruise et que de fil en aiguille, son imaginaire se mette en route et lui dévoile un monde chimérique mais habité.
Un abribus métaphorique
L’abribus sous lequel l’homme se tient et autour duquel il tourne est le non-lieu dans lequel s’inscrivent ses divagations et son aventure où larmes, gouttes et transpirations constituent autant d’étapes d’une évolution. Refuge et confident, il s’anime, devient le partenaire et le commentateur du récit que fait le personnage. Des messages holographiques erratiques remplacent, sur la bande d’affichage, le nom de la station. L’abribus se colore et s’agite tandis que l’environnement sonore devient orchestre organique capté par des stéthoscopes et construction mentale de l’intériorité du personnage. Le fantasme rejoint le réel. La mise à nu que porte le texte devient au fil du spectacle mise à nu physique progressive du personnage. À mesure que l’ordonnancement lisse du début se délite, l’univers du personnage se fissure. La piscine devient gouffre et les soubresauts de l’abribus matérialisent le danger qui rôde autour du personnage et aura raison de lui. Olivier Martin-Salvan réussit là un tour de force prodigieux. Il livre de tout son corps ce combat avec les mots, en fait émerger une poésie du presque rien et réussit à faire surgir l’émotion. Cet homme de rien, à côté du monde, a quelque chose de chacun de nous.
Nul si découvert d’après le roman éponyme de Valérian Guillaume (éd. de l’Olivier, 2020)
S Texte et mise en scène Valérian Guillaume S Avec Olivier Martin-Salvan S Adaptation et dramaturgie Valérian Guillaume et Baudouin Woehl S Scénographie James Brandily S Composition musicale Victor Pavel S Vidéo Pierre Nouvel S Lumière William Lambert S Costume Nathalie Saulnier S Régie générale, son et vidéo Margaux Robin S Le roman Nul si découvert est lauréat de l’aide nationale à la création de textes dramatiques Artcena (mai 2019) S Valérian Guillaume a bénéficié d’une résidence d’écriture à La Chartreuse – Centre National des écritures du spectacle S Production, administration et développement bureau Retors particulier S Valérian Guillaume est en résidence au TCi de 2023 à 2025. Sa prochaine création, Richard dans les étoiles, sera programmée en décembre 2023. Capharnaüm, poème théâtral sera programmé en avril 2024 S Production déléguée compagnie Désirades S Coproduction Théâtre de la Cité internationale (Paris), Théâtre Sorano scène conventionnée (Toulouse), et Le Vent des Signes (Toulouse), Le ScénOgraph - scène conventionnée d’intérêt national Art et Création - Art en territoire (Saint-Céré) S Avec le soutien d’Artcena au titre de l’aide à la production, de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes au titre de l’aide au projet, du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique (CNSAD - PSL) dans le cadre du dispositif SACRe (Sciences ArtsCréation) S Avec la participation artistique du Jeune théâtre national Avec le soutien de l’Onda – Office national de diffusion artistique S Remerciements Colomba Ambroselli - Tsen productions, Catherine Dan, Christian Giriat, Le Lokal – La Compagnie Jean Michel Rabeux, Le Baulabo – Compagnie Tendres bourreaux, Amine Khaled – comité de lecture du Théâtre de Rond-Point S La compagnie Désirades est en résidence de saison au Théâtre de la Cité internationale, action financée par la Région Île-de-France dans le cadre de l’aide à la permanence artistique et culturelle S Le Théâtre de la Cité internationale est subventionné par le ministère de la Culture et de la Communication – direction régionale des Affaires Culturelles d’Île-de-France, la Cité internationale universitaire de Paris et la Ville de Paris. Avec le soutien du conseil régional d’Île-de-France pour les résidences d’artistes. Avec l’aide de l’Onda pour l’accueil de certains spectacles.
Du 6 au 18 avril 2023, jeu., ven. 19h, sam. 18h, dim. 15h (sf 10 avril et les mer.)
Théâtre de la Cité internationale - 17, bd Jourdan 75014 Paris
T. 01 85 53 53 85 ou www.theatredelacite.com
TOURNÉE
27 avril 2023 L’Arc – scène nationale Le Creusot
30 mai → 1er juin 2023 Théâtre Sorano – Scène Conventionnée, Toulouse
25 juillet 2023 Festival de Figeac