5 Février 2023
Il faut des regards humains pour que l’Histoire devienne tangible. Mathieu Coblentz choisit ceux de Dionys Mascolo, de Marguerite Duras et de Vassili Grossman pour évoquer Robert Antelme et les camps de concentration.
Sur la scène plongée dans le noir, des espaces vont successivement émerger dans la lumière. Dans chacun d’entre eux, un personnage et son récit. Ils ne se rejoignent pas mais se complètent, apportent chacun leur éclairage, leur vision. Ils mettent en scène une femme et des hommes de plume : la romancière Marguerite Duras, l’essayiste Dionys Mascolo et le journaliste ukrainien de langue russe Vassili Grossman qui découvre, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la réalité des charniers et les camps d’extermination nazis. Entre eux, un lien direct pour Dionys Mascolo et Marguerite Duras, le poète Robert Antelme, interné à Buchenwald puis à Dachau ; une relation indirecte avec le témoignage apporté par Vassili Grossman lorsqu’il découvre le camp de Treblinka lors de l’avancée russe en Pologne, qui vient remplacer le livre écrit, à son retour en France, par Robert Antelme sur sa vie dans les camps, l’Espèce humaine.
Une bande de jeunes dans la Résistance française
Au moment où commence l’histoire – pendant la guerre – Marguerite Duras est l’épouse de Robert Antelme. Ils sont amis avec Dionys Mascolo, que Duras épousera en 1947, après avoir divorcé. En 1943, l’appartement du couple est le lieu de rencontres informelles où l’on discute littérature et politique, formant le groupe de la rue Saint-Benoît. Duras, Mascolo et Antelme s’engagent dans la Résistance et se lient à François Mitterrand, alias Morland, qui dirige le RNPG, un réseau qui fabrique des faux papiers pour les prisonniers de guerre évadés. Le 1er juin 1944, le groupe tombe dans un guet-apens. Marguerite s’échappe, Robert est pris par la Gestapo et déporté à Buchenwald, dans une petite église désaffectée jouxtant le camp où l’on parque des non-juifs. En avril 1945, François Mitterrand le localise à Dachau, souffrant du typhus, quasiment à l’article de la mort. Avec l’aide de Dionys Mascolo, il le fait évader du camp où il est retenu pour raisons sanitaires, dans des conditions rocambolesques. Il ne pèse plus que trente-cinq kilos et sa survie tient alors du miracle. Mais il veut dire, raconter, témoigner non seulement des atrocités dont il a été le témoin et la victime, mais aussi de la résistance inflexible et silencieuse des prisonniers et des gestes d’humanité qui ont répondu à la torture, aux violences et à l’affamement programmé.
L’odyssée d’un grand absent
L’histoire de Robert Antelme est rapportée par ses deux proches. Dionys Mascolo et Marguerite Duras. Le premier, dans Autour d’un effort de mémoire. Sur une lettre de Robert Antelme relate le sauvetage et le retour de Robert Antelme, qu’il est allé rechercher à Dachau. Au-delà du témoignage qu’il offre sur le groupe de Saint-Benoît, du rôle de François Mitterrand et des conditions rocambolesques du rapatriement, il rapporte aussi les propos d’Antelme sur son état mental et l’énergie qu’il tire de vouloir dire. Quant à Marguerite Duras, qui a consigné dans des cahiers son inquiétude pour l’absent et la « douleur » qu’elle ressent, elle mélange réalité et fiction dans ces récits, publiés en 1985. Son récit du retour d’Antelme, nourri petite cuiller après petite cuiller, assisté dans tous ses mouvements, n’oublie pas le « je-Marguerite Duras » en femme dévouée qui ne nous passe aucune des phases de son « calvaire », y compris les incontinences de son mari. Chacun dans sa bulle, le premier dans son bureau où trônent quelques livres, puis dans un espace central qui matérialisera le voyage, la seconde dans son appartement, suspendue aux rumeurs du débarquement et de la victoire, baignée dans le son crépitant de sa machine à écrire, raconte sa version de l’odyssée dramatique du rescapé et du rôle qu’il-elle a joué.
À chaud, dans l’émotion, un témoignage de journaliste
Entre l’avant et l’après de l’histoire de Robert Antelme, le « pendant » est repris de l’Enfer de Treblinka de Vassili Grossman. Le comédien qui porte le récit du journaliste, sanglé dans son uniforme, apparaît spatialement dans l'entre-deux entre Mascolo et Duras et son ancrage au sol renvoie à la réalité à laquelle il est confronté. Ce journaliste et écrivain, correspondant de guerre, recruté à l’automne 1943 par Ilya Ehrenburg dans le Comité antifasciste juif pour participer à l’élaboration d’un Livre noir des exactions commises contre les juifs, découvre l’ampleur des massacres commis, d’abord en Ukraine – 35 000 juifs assassinés par les Einsatzgruppen pour la seule ville de Berditchev – puis en Pologne où il entre en juillet 1944 à Majdanek et Treblinka. Il est ainsi le premier à écrire sur les camps d’extermination. L’Enfer de Treblinka rassemble des témoignages collectés sur place. Parcours de l’horreur dans toute sa nudité, le livre porte, à chaud, la forte charge émotionnelle de la stupéfaction et du choc, amplifiée par le caractère pathétique de la situation et par une certaine catharsis de l’auteur, qui s’ancre alors dans sa judéité.
Une partition musicale et chorale
On sait à quel point la musique classique comptait pour ceux qui, dans le même temps qu'ils s'extasaient devant une aria, massacraient ceux qu’ils traitaient d’Untermenschen, de sous-hommes. Le Requiem de Mozart, qui escorte le spectacle de bout en bout, le rappelle. Mais sa prière pour les morts, orchestrée au piano et au violon, déraille dans les wagons plombés qui mènent dans les camps. Elle apparaît traversée par les échos musicaux du XXe siècle et les voix qui couvrent l’ensemble des tessitures distordent la mélodie, lui apportent la note discordante qui se relie à l’altération inimaginable apportée par la barbarie nazie à la fraternité de l’espèce humaine. Le chant choral, comme dans un chœur antique, incarne cette voix collective qui dit l’humanité souffrante, dans sa dimension intemporelle, dans son éternité. C’est aussi comme cela, sans doute, qu’on peut comprendre la 4 CV qui sert de véhicule à l’évasion de Robert Antelme. Elle renvoie à la voiture du grand-père de Mathieu Coblentz et rattache la démarche du metteur en scène et concepteur à une autre mémoire, intime, personnelle.
À la recherche de l’Espèce humaine
On l’aura compris, c’est sous l’angle de l’émotion en même temps que du devoir de mémoire que se situe le spectacle. On regrettera cependant que les ayants-droits de Robert Antelme n’aient pas accordé le droit d’utiliser les textes de l’auteur. Car tous les témoignages ici, pour intéressants qu’ils sont, sont de deuxième main là où Robert Antelme livrait de l’expérience vécue, intime, une exploration par le menu de la mise en question de l’humanité en chacun de nous. Une expérience bien différente de celle que relatent ces textes qui se situent à la croisée de l’histoire et de l’horreur, là où Antelme pose la question de : qu’est-ce qu’être un homme et où trouve-t-on l’humanité ? La réflexion philosophique qu’apporte l’écrivain – l’Espèce humaine fut le seul vrai livre qu’il écrivit – placé au cœur d’une des pires tragédies de l’humanité, est à peine esquissée dans les propos que rapporte Dionys Mascolo. Elle manque cruellement, en raison même du titre du spectacle, qui ramène à lui. Car il est plus ici question de déni d’humanité que d’espèce humaine…
L’Espèce humaine ou L’Inimaginable.
S D’après Autour d’un effort de mémoire de Dionys Mascolo, La Douleur de Marguerite Duras et L’Enfer de Treblinka de Vassili Grossman S Mise en scène et scénographie Mathieu Coblentz S Avec Mathieu Alexandre, Florent Chapellière,Vianney Ledieu, Camille Voitellier, Jo Zeugma S Dramaturgie Marion Canelas S Collaboration artistique et scénographie Vincent Lefèvre S Lumière Victor Arancio S Son Simon Denis S Construction du décor et confection des costumes Ateliers du TNP S Construction de la voiture Philippe Gauliard S Manipulation du décor Pascal Gallepe S Régie lumière Tom Zeugma S Le texte de Dionys Mascolo Autour d’un effort de mémoire est publié aux éditions Maurice Nadeau, celui de Marguerite Duras La Douleur chez P.O.L., celui de Vassili Grossman L’Enfer de Treblinka aux éditions Arthaud Production Théâtre Amer ; Théâtre National Populaire S Coproduction Théâtre de Cornouaille – scène nationale de Quimper ; Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de- Marne ; Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge ; Le Canal, Théâtre du pays de Redon, scène conventionnée d’intérêt national art et création pour le théâtre ; Théâtre André Malraux, Chevilly-Larue ; Centre culturel Jacques Duhamel, Vitré S Avec le soutien de la DRAC Bretagne – ministère de la Culture ; de la Région Bretagne ; du Conseil Départemental du Finistère ; de L’Archipel – pôle d’action culturelle de Fouesnant S À partir de 14 ans S Durée 1h30
Du 1er au 5 février, mer.-ven. 20h, sam. 18h, dim. 16h
Théâtre des Quartiers d'Ivry - Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat, 94200 Ivry-sur-Seine. Rés. 01 43 90 11 11 www.theatre-quartiers-ivry.com
TOURNÉE
10 février 2023, Théâtre André Malraux, Chevilly-Larue
1er & 2 mars 2023, Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper
9 & 10 mars 2023, Le Canal – Théâtre du pays de Redon, scène conventionnée d’intérêt national
23 mars 2023, Centre culturel Jacques Duhamel, Vitré
20 avril 2023, Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge