31 Août 2023
On a l’impression de tout connaître de la pièce de Molière tant les mises en scène qui se sont succédé ont apporté d’éclairages sur le texte. Pourtant René Loyon et ses compagnes et compagnons de théâtre nous en proposent une version aussi remarquable qu’inattendue… plus humaine aussi.
Sur un espace nu, le décor a joué les filles de l’air. Quelques chaises sont disposées et ce qui suit ne déparera pas cette nudité assumée car loin des rubans et des fanfreluches des petits marquis, c’est tout de noir vêtus qu’apparaissent tous les personnages, en costume contemporain, mais dans un costume sans âge véritablement identifiable, sans catégorisation précise. Parce que le sujet est ailleurs que dans une lecture de la société courtisane de l’époque du Roi-Soleil et que ce que nous dit le texte, du moins dans l’interprétation qui nous est proposée, est atemporel.
Au mitan de leur vie…
Molière fait de Célimène une jeune femme de vingt ans, légère, salonarde et mondaine, confrontée à un homme sans doute plus âgé et on a pu voir dans la relation entre Alceste et Célimène un reflet des rapports entre Molière et la sœur ou fille – le débat n’est pas clos – de Madeleine Béjart, Armande, qu’il a épousée. Lorsqu’ils se marient, elle a vingt ans et lui quarante, et aime à être courtisée. On peut donc voir dans la pièce, pour une part, une forme de règlement de comptes, ou de plainte, de Molière vis-à-vis de sa jeune et volage épouse, ou l’expression d’un conflit de générations. En faisant porter le texte par des comédiens à la cinquantaine atteinte ou dépassée, René Loyon opère une translation qui interroge d’autres interprétations possibles du texte. L’innocence n’est plus de mise. Les personnages présents en scène savent ce qu’est la vie et ce qu’ils poursuivent n’est plus en surface mais en profondeur. C’est dans l’épaisseur d’une vie déjà accomplie que s’ancrent leurs comportements et ceux de tous les personnages qui se pressent dans ce microcosme à l’image de la société.
Le cœur a ses raisons que la raison ignore
Toute la pièce rapporte la tentative désespérée d’Alceste de croire que Célimène l’aime. Elle le tance, il ne l’en aime que davantage. Elle se laisse conter fleurette devant lui, titillant sa jalousie ; il en crève mais continue quand même, encore et toujours, à rôder autour d’elle. Et même lorsque la preuve de la duplicité de Célimène éclate au grand jour, il n’en continue pas moins à vouloir d’elle, à vouloir être aimé. Cet amour est d’autant plus violent qu’il est celui de l’âge mûr et, quoique nourri de l’expérience de la vie, fondamentalement dévastateur. À l’inverse, pour Célimène, dont les attraits sont en passe de se flétrir, c’est le pouvoir qu’elle exerce sur les autres qui importe, cette volonté obstinée de se prouver à elle-même qu’elle peut encore séduire, et peu importent les moyens pour se rassurer et asseoir son empire.
Exister, c’est être reconnu
Chacun à sa manière, les personnages expriment un besoin qu’on les remarque, qu’on les individualise. Capter le regard de l’autre, être distingué, c’est exister. C’est ce que dit avec force Alceste, qui poursuit la chimère de se sentir aimé par la seule femme qui n’est pas en mesure de le faire. C’est aussi le besoin de reconnaissance que chacun des personnages réclame, Oronte à travers ses vers de mirliton, Arsinoé lorsqu’elle tente de séduire Alceste, Éliante, amoureuse d’Alceste, lorsqu’elle refuse l’amour au rabais qu’il lui propose pour occuper la première place dans la vie de Philinte. Ils ne sont, au fond, pas si différents de tous ceux qui s’exhibent aujourd’hui sur les réseaux sociaux et multiplient les selfies qu’ils « partagent », simplement pour se faire voir, pour tenter d’exister. Célimène aujourd’hui pourrait être cougar ou influenceuse et se hausser du col avec ses « like ». Et le monde de l’image dans lequel nous vivons n’est pas si différent de celui de ces courtisans qui n’existent que dans le paraître. Ce raccourci de l’humanité, Molière l’aborde, entre tragédie et rire, avec un art consommé et un fort goût d’amertume. Et ces drames humains, René Loyon nous les propose en resserrant notre vision sur les personnages et sur eux seuls, excluant tous les artifices, donnant au texte un relief véritable, une force qui nous saisit.
L’ennemi du genre humain
Pour sa première apparition, René Loyon place Alceste en lisière, sur le bord du plateau, à l’écart, comme il se situe dans le théâtre du monde. Claude-Bernard Pérot livre du personnage un portrait fort, émouvant dans ses contradictions et ses errances. Cette humanité qu’il vomit, qu’il exècre, il en a besoin. Elle est sa raison d’être, l’aliment de la rage qui le fonde. Sans elle il n’existerait pas car il ancre son personnage dans la souffrance et l’incompréhension. Mais haine du genre humain ou orgueil démesuré ? La frontière est ténue, fluide, fluctuante. Le comédien en livre toute la complexité. Il fait ressentir avec violence et vérité l’écartèlement que fait subir chaque jour la vie sociale, qu’imposent les compromissions quotidiennes face à une vérité de l’être, mais aussi la formidable dimension d’un ego qui le place au-dessus de la mêlée. C’est entre ces tensions qu’oscille Alceste jusqu’à l’outrance. Mais ses excès ne sont que la version extrême de ce que notre quotidien nous offre, de ce qui forme les êtres approximatifs que nous sommes… La relecture que nous propose ce Misanthrope au rire noir a des résonances bien contemporaines…
Le Misanthrope de Molière
S Mise en scène René Loyon S Avec Pierre Ascaride (Clitandre), Corinne Bastat (Célimène), Cristine Combe (Eliante), Francis Coz (Oronte), Evelyne Guimmara (Arsinoé), Claude-Bernard Pérot (Alceste), Dominique Verrier (Philinte), Thierry Vu Huu (Acaste) S Assistanat à la mise en scène Evelyne Guimmara S Avec la complicité dramaturgique de Laurence Campet S Lumières Laurent Castaingt S Régie générale Igor Galabovski S Production Compagnie RL
Au Cent - 100 rue de Charenton, 75012 Paris - www.100ecs.fr/le-misanthrope/
Du 2 au 20 octobre 2023, du lundi au vendredi à 20h