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Arts-chipels.fr

Un certain penchant pour la cruauté. Dans les replis de la bien-pensance.

© Philippe Delacroix

© Philippe Delacroix

Muriel Gaudin se penche sans indulgence sur la disharmonie entre nos paroles et nos actes, nos intentions et leur réalisation. De la coupe aux lèvres, l’espace reste considérable.

Elsa est un parfait spécimen de bobo écolo gaucho. Rien ne manque à son bonheur. Elle a un bon boulot, un mari qui l’aime en dépit des infidélités qu’elle lui fait, une fille un peu rebelle comme toutes les ados, une super maison avec un jardin. Il ne lui manque plus que d’accueillir un migrant, un mineur isolé venu d’Afrique pour mettre la dernière touche à son bel équilibre. Justement il doit arriver. Il se nomme Malik. Toute la famille ou presque – la jeune fille est plus préoccupée par ses M&M’s que par l’arrivée de l’étranger – est au garde-à-vous. Elsa est pleine d’empathie. La rencontre des cultures, le bien, l’échange, ce sera forcément super.

© Philippe Delacroix

© Philippe Delacroix

Au plus près du vécu…

Cette situation s’inscrit dans l’ordre du vraisemblable. L’afflux des migrants et les récits qui sont colportés par la presse à propos de ce qu’ils ont enduré pour arriver jusqu’à nous ont remué l’opinion publique. La solidarité militante y trouve un terrain doré sur tranche. Mais la situation n’est pas si simple qu’il y paraît. Car comment gérer cette irruption de l’extérieur dans le milieu bien clos, aux rouages bien huilés, de la cellule familiale ? Bien vite la machine s’enraye. Le soupçon s’installe, à petits pas d’abord, puis s’impose de manière de plus en plus manifeste. Ce migrant avec lequel on s’exprime en « petit nègre » – qu'on ne nomme surtout pas comme ça, d'ailleurs, lui préférant l'expression « langage simplifié » –  pour s’assurer d’être compris montre bientôt des dispositions linguistiques qui laisseraient supposer qu’il n’est pas : celui qu’il est ou celui qu’on voudrait faire de lui ? au fond, on voudrait bien le transformer en être dépendant, en débiteur, par nature inférieur… L’accepter n’est bientôt plus possible que s’il joue cette règle du jeu-là, et pas une autre. Bien vite les hiatus s’accentuent. Ils provoqueront l’éclatement de la famille. La bonne volonté et la bien-pensance n’auront conduit qu’à révéler ce que chacun cache derrière le discours bienveillant qu’il utilise.

© Philippe Delacroix

© Philippe Delacroix

Une expérience réelle mise à distance

Cette situation d’accueil, Muriel Gaudin l’a expérimentée. C’est de cela qu’elle tire – en en exagérant les éléments pour faire naître le comique – la matière de la pièce. De la notion de contrepartie inconsciente qu’on attend, du rapport dominant-dominé qu’on exerce à son corps défendant, de la valeur que nous accordons à l’Autre, d’une certaine hiérarchisation du système. Une réflexion plus générale qui déborde largement l’anecdote contée par la pièce et s’inscrit à un certain niveau d’abstraction. C’est pourquoi le décor décroche d’une quelconque réalité. Des blocs montés sur roulettes se métamorphosent au fil du spectacle en sièges, bureaux, tables, buffets et même en bicyclettes, laissant au spectateur la capacité de planter son propre décor et d’y insérer, d’une certaine manière, sa propre histoire.

© Philippe Delacroix

© Philippe Delacroix

Au cœur de nos névroses

Ça grince, ça râpe, ça cisaille, ça fouaille là où ça fait mal et les comédiens s’en donnent à cœur joie et s’adonnent avec entrain à cet exercice de mise à nu dont la tension va crescendo. Car ce qui est en jeu, au-delà de l’écart entre le dire et le faire, ce sont les stratagèmes que nous échafaudons pour éviter de nous regarder en face, les barrières que nous dressons entre nos réactions instinctives et ce que propose notre pensée, et le désir que nous avons que les autres nous regardent avec les yeux que nous voudrions avoir pour nous-mêmes. Aucun des personnages de la pièce n’est clair avec lui-même. Aucun, au fond, n’est capable de mettre en accord ses désirs avec sa réalité. Ils sont insomniaques, révoltés, inquiets, perdus parce qu’ils ne peuvent aller au bout d’eux-mêmes et qu’ils ne veulent pas voir. Alors il faut trouver un bouc émissaire, et le bouc émissaire, c’est toujours l’autre…

Un certain penchant pour la cruauté de Muriel Gaudin (à paraître en sept. 2022 à L’Avant-scène Théâtre)
S Mise en scène Pierre Notte S Avec Fleur Fitoussi, Muriel Gaudin, Benoit Giros, Antoine Kobi, Emmanuel Lemire et Clément Walker-Viry S Musique Clément Walker-Viry S Lumière Antonio de Carvalho S Scénographie François Gauthier-Lafaye S Costumes Sarah Leterrier S Durée 1h20 S Avant-premières au théâtre La Flèche à Paris en juin 2022

du vendredi 22 septembre au dimanche 19 novembre 2023 au Théâtre la Reine Blanche :
- mercredi et vendredi à 19h
- dimanche à 16h
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