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Arts-chipels.fr

Soudain, chutes et envols. Amour toujours…De l’école à l’EHPAD, variations sur l’art d’aimer.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Librement inspiré des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, cette ballade en forme de balade nous promène sur les sentiers buissonniers des infinies variations du sentiment amoureux. Des questionnements au centre des préoccupations pré-adolescentes et adolescentes, mais de tous les âges aussi.

Il faisait beau ce jour-là dans le Parc des Buttes-Chaumont. Deux rangées de bancs avaient été disposées de chaque côté d’une aire centrale. Un dispositif, le jardin mis à part, transposable dans les lieux les plus divers, de la salle de classe au foyer ou au réfectoire. Ici une « trouée dans la ville », là une trouée dans le temps et l’espace, hors contexte. Des « ados » comédiennes se poursuivent et jouent à cache-cache. Lorsqu’elles s’arrêtent c’est pour livrer une forme de mal de vivre, l’absence d’envie, de désir, leur perception du monde : une platitude sans futur ni passé, où rien ne se passe et où le temps lui-même ne passe pas. Pourtant survit l’attente diffuse de quelque chose ou plutôt de quelqu’un qui les « dérobe », les vole à elles-mêmes – pour les oiseaux, c’est sûr, c’est plus facile, le vol… Nous voici projetés façon zapping dans de courtes et dynamiques saynètes qui dessinent, sans vraiment raconter une histoire, une carte du Tendre où émois, hésitations et abandons forment une grille contrastée et où amour et désillusions se donnent la main.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Fragments d’un discours amoureux

Au point de départ, il y a les quatre-vingts pièces qui composent les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, où l’auteur s’interroge sur la capacité d’amour et ce qu’elle recouvre. Différenciant celui qui aime de celui qui est aimé, il définit la solitude paradoxale dans laquelle se trouve l’amant (amans, celui qui aime) et la dimension fantasmatique de son amour. L’amoureux imagine des dialogues qui n’ont pas lieu, s’interroge sur le moindre geste, interprète l’intonation la plus infime de l’être aimé, dépense dans l’inquiétude et dans l’attente une énergie permanente. Un état d’errance et de délire que le spectacle restitue en version teenager. Parce que, dans cet âge où devenir soi-même est la grande affaire, se définir passe fondamentalement aussi par les pulsions et la sexualité. Parce qu’on est porc-épic, toutes pointes dehors, que se sentir s’échapper de soi malgré soi n’est pas une évidence. Et que les parents sont presque toujours les moins adaptés pour réponde aux incertitudes, aux hésitations et aux questionnements de l’adolescence.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Un travail d’enquête, un travail scénique et des croisements philosophiques et artistiques

Laurent Vacher et Marie Dilasser, après avoir reformulé les Fragments sous forme de questions, sont allés sur le terrain interroger des enfants et adolescents de 8 à 14 ans, d’une part, et des personnes âgées, de l’autre. Deux extrêmes de la chaîne en matière de sentiment amoureux et dans deux milieux très différents : en Lorraine, dans une ancienne zone sidérurgique marquée par son passé industriel, et à La Charité-sur-Loire, située au cœur d’une zone agricole. Ils ont ensuite croisé ces regards avec l’exploration, avec des élèves-comédiens de l’ESCA, des formes diverses inspirées des Fragments. Des pages que Barthes consacre aux Souffrances du jeune Werther de Goethe, questionnées sous l’angle de la formulation des sentiments, émerge l’idée que le point de vue de Barthes reste celui de l’homme et que la femme concernée dans Werther, Charlotte, est étrangement silencieuse. De là naît la volonté de faire parler « les Charlottes » – la distribution du spectacle est exclusivement féminine. Le texte émerge peu à peu, au fil du parcours, par bribes parfois aussi surgies des rencontres, comme cette affirmation paradoxale d’une adolescente, affirmant « J’ai mis au monde mes parents », ou la difficulté de dire avec des mots ce qui a tant d’importance et cause parfois tant de douleur. Marie Dilasser y apporte ses propres références : le discours d’Aristophane dans le Banquet de Platon, où l’auteur dramatique postule une identité double commune – masculine et féminine – avec des êtres à deux visages et double sexe séparés par Zeus, irrité de les voir se prendre pour des dieux, l’analyse de Deleuze sur l’œuvre de Francis Bacon et les issues possibles à l’enfermement, l’influence de Pina Bausch ou la profonde humanité des corps meurtris de Nan Goldin.

© Christophe Raynaud de Lage

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Dans la tourmente de la redéfinition des genres et des catégories

Elles sont épatantes, ces jeunes comédiennes qui incarnent une jeunesse en mal de points de repères. Elles sont garçons et filles – « Est-on fille parce qu’on porte une jupe et qu’on a des seins ? », balance l'une d'elles – et tantôt l’un, tantôt l’autre, avec des comportements réversibles, une manière de s’habiller et de se comporter qui ne cesse d’osciller de l’un à l’autre, de passer de l’un à l’autre – « Quand j’avais quinze ans, dit l’une d’elles, tout le monde était androgyne ». Elles se livrent parfois même à des querelles de mâles en rut. Elles interrogent les indécisions, le changement de sexe, l’acte sexuel réduit à la reproduction, l’homosexualité sous toutes ses formes. Mais qu’elles soient intellectuelles ou physiques, douces ou âpres, ou qu’elles communiquent dans le sabir des SMS, elles disent avec la même poésie souvent douloureuse le trou dans le ciel que provoque une rupture ou les accidents de la vie qui vous mettent « pas toujours sur la même fréquence ». Dans ce tourbillon où tout change et s’échange, la magie joue sa partition d’imaginaire. La rencontre amoureuse est une étincelle qui consume la page de livre en un éclair et l’incendie qu’on porte en soi une fumée qui s’échappe. L’étonnement, l’émerveillement et l’humour croisent en permanence le chemin de l’émotion et d’un certain lyrisme. Le caractère fragmenté, parcellaire, éclaté du propos, articulé comme une série de plans-séquences qui se suffiraient à eux-mêmes, compose à la fin comme un gigantesque point d’interrogation à la croisée des doutes et des hésitations, des certitudes et des expériences personnelles. Il devient l’endroit où s’ouvre le deuxième moment du spectacle, celui où se libère une autre parole, celle des spectateurs, que le spectacle interpelle directement…

© Christophe Raynaud de Lage

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Soudain, chutes et envols…Librement inspiré des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes

S Texte Marie Dilasser S Mise en scène Laurent Vacher S Avec Ambre Dubrulle, Constance Guiouillier, Inès Do Nascimento S Accessoires, décor Olivier Fauvel S Régie générale Farid Farid Dahmani en alternance avec Olivier Fauvel S Effets magiques Benoit Dattez S Costumes Virginie Alba assistée de Margot Déon S Une production Compagnie du Bredin – Laurent Vacher avec la participation artistique du Studio d'Asnières - ESCA et le soutien du Festival Aux quatre coins du Mot (La Charité-sur-Loire) S Coproduction le Nouveau Relax – Chaumont S La Compagnie du Bredin est subventionnée par le Ministère de la Culture – DRAC Grand Est et la Région Grand-Est

Du 8 au 10 septembre 2022 : Festival Friction(s), Annemasse

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