3 Juin 2022
Il est des cas où la rassurante rationalité s’avère castratrice, inopportune et intempestive. Si l’on veut entrer dans la fascinante traversée d’un imaginaire sans limite que propose le spectacle, on est prié de la laisser au vestiaire…
Cela pourrait commencer comme une procession de Semaine Sainte. Pour l’occasion, on a sorti la Vierge, revêtue de ses plus beaux atours, drapée d’or et de velours. La procession avance lentement, empruntant ce chemin qui divise la salle en deux, avec des spectateurs de chaque côté, qui est une des particularités du théâtre forain Dromesko. Mais il n’a pas de porteur, ce char étincelant qui s’avance lentement. Ou plutôt on distingue dessous, progressivement, une foultitude de pieds, comme si une assemblée de nains avait été conviée non pour le porter, mais pour en devenir le moyen de locomotion caché. Bientôt on découvre que les nains ne sont pas ce qu’ils semblent être et la statue elle-même quitte son visage de cire pour devenir une vieille râleuse mécontente du service. Les musiciens sont démesurément grands, montés sur leurs échasses, ou au contraire version avorton, tandis que les pieds laissent tomber leur Vierge pour entamer un ballet à seize pattes associées quatre par quatre… On est entré dans le vif du sujet, là où rien ne fonctionne comme on l’attendrait…
De mariages en enterrements
Le Jour du Grand Jour mettait en scène des noces. Ici, on semble poursuivre le cheminement de la vie. Il y a un bébé déposé là – peut-être le petit Jésus –, mais personne ne semble vouloir s’occuper de lui sinon un ivrogne qui ne parvient à le refiler à personne. On navigue dans le non-sens. Marie demande à Joseph s’il a des préservatifs, les ombres dialoguent avec celui dont elles sont un reflet – bientôt elles seront douées de vie propre, se refusant à le suivre –, les passants passent, toujours dans le même sens, la vie coule sur un temps qui ne s’écoule pas, les morts ne se posent pas la question de savoir comment ils sont morts – normal, ils sont morts...– pas plus que les vivants ne s’interrogent sur comment il se fait qu’ils soient vivants. Quant au spectateur, qu’il se débrouille dans ce monde qui marche sur la tête et où il se retrouve parfois voyeur, dans les coulisses, d’un spectacle que donnent les comédiens pour une foule « off » en délire. Chaque tableau remplace le précédent sans qu’un embryon de fable apparaisse. Quant au mourant, qui a succédé à la mariée du précédent spectacle, entouré des siens ou seul, il traverse infatigablement la scène sur son lit métallique, toujours dans le même sens, avec la même componction. Il glisse, ressuscite et remeurt sans que cela dérange quiconque.
La mythologie Dromesko
Ils sont venus, ils sont tous là, les éléments de l’imaginaire d’Igor et de Lily. Leurs rêves qui nous parlent, leurs animaux insolites – Carla la truie fait une entrée remarquée en tutu et la tendresse de la relation de Lili avec Monsieur Charles, le majestueux marabout, est un pur moment de bonheur. Il y a ces personnages dépossédés de leur voix qui prononcent des phrases qu’on entend ailleurs. Il y a cet imaginaire de vieilles machines, tel ce fauteuil roulant au dossier bricolé avec l’assise d’une chaise de jonc à moitié défoncée, qui semble nous replonger dans l’univers de Jules Verne. Il y a les instruments de musique qu’on leur connaît, le violoncelle qui entame un dialogue insolite avec son double imaginaire, hors champ, l’accordéon, ces bruits qui se déplacent autour de la cabane où nous nous trouvons et évoquent un ailleurs. Il y a ce mouvement permanent, majestueusement cadencé par le Requiem de Mozart, qui entraîne les personnages comme au fil de la vie et dont on se demande s’il ne marque pas plutôt le parcours balisé et contraint d’une vie commune et sans histoire.
Venté, mouvementé…
Et puis il y a les accidents, les loupés, les jambes qui traînent là où il ne faut pas, les glissements intempestifs, les chutes. Les personnages qui se plaignent de leurs factures, de la crise, les hybrides mi-homme mi-bête ou les bêtes fabuleuses, les énigmes : un torero avec une faux et une corne sur la tête, ça vous évoque quoi ? la Mort qui passe en habit de lumière ? le massacre des taureaux dans la corrida ? une cérémonie païenne qui met en scène un homme sauvage, pas tout à fait dépouillé de son animalité ? ou un type qui en est réduit à porter tout ce qu’il trouve parce qu’il est sans le sou et que les arènes sont fermées ? Il y a ces scènes de vent violent où chacun se raccroche à l’autre comme les naufragés du Radeau de la Méduse, ces tempêtes où l’un, obstinément, pour affirmer, peut-être, son autonomie, revendiquer son droit à l’existence, s’arc-boute et se contorsionne pour résister aux éléments et aller à contrecourant « Nous ne racontons pas une histoire précise mais évoluons de manière impressionniste à travers des petites saynètes », dit Igor de la conception des spectacles. Entre clownerie sans clown, cérémonie mystique, séquences à la manière de la Classe morte de Kantor, nostalgie ironique digne de Kusturica, anormalité des objets, espagnolades dérisoires et beauté emplie de mystère des tableaux, on se sent transporté dans un monde où haut et bas ont disparu. En apesanteur dans un no man’s land plein de tendresse, quelque part entre rire et larmes. Dans l’Umwelt (le monde dans lequel nous vivons) de Maguy Marin, dont l’imaginaire a nourri le spectacle, peut-être. À moins que ce ne soit dans le Dur désir de durer, le recueil de poésie éponyme de Paul Éluard : « Où sont nos bornes nos racines notre but […] Nous sommes corps à corps nous sommes terre à terre / Nous naissons de partout nous sommes sans limites » (Notre mouvement). En tout cas, ailleurs…
Le Dur désir de durer. Après demain, demain sera hier
S Conception, mise en scène et scénographie Igor & Lily S Textes Guillaume Durieux S Jeu / danse Lily, Igor, Guillaume Durieux, Violeta Todό-González, Florent Hamon, Zina Gonin-Lavina, Revaz Matchabeli, Manuel Perraudin, Jeanne Vallauri S Interprétation musicale Revaz Matchabeli (violoncelle), Lily (chant), Igor (accordéon) Construction décor Philippe Cottais S Costumes Cissou Winling S Lumière Fanny Gonin S Son Philippe Tivillier S Accessoires Anne Leray S Régie plateau Manuel Perraudin S Visuel et Conception graphique Lily / Photographie Fanny Gonin S Administration Anne-Lise Kieffer S Production / Diffusion Florence Bourgeon S Durée du spectacle 1h30 S A partir de 12 ans S Production Théâtre Dromesko S Coproduction Théâtre National de Bretagne – Rennes, Bonlieu Scène nationale Annecy S Cie subventionnée par DRAC Bretagne Ministère de la Culture et de la Communication Rennes Métropole, Conseil Régional de Bretagne, Conseil Général d’Ille et Vilaine.
Du 1er au 11 juin 2022 à 20h30
Au Montfort – 105, rue Brancion – 75015 Paris