2 Mars 2022
Cette réjouissante divagation autour de ce que parler veut dire et de la manière dont on l’exprime est un pur moment de bonheur. Elle amusera ceux qui aiment les mots et le jeu qu’ils introduisent, tout aussi bien que les taiseux ou les adversaires du langage…
Sont-elles perchées au plafond ou rampantes au sol, ces deux silhouettes en justaucorps blanc, abstraites et emboîtées l’une dans l’autre, qui se déplacent sur le damier de plaques blanches qu’on verrait traditionnellement sur le plafond d’entreprises, d’écoles ou d’institutions, avec leurs carrés lumineux répartis dans le damier ? Des araignées à coup sûr, tissant patiemment leur toile de mots tandis qu’une voix off place le débat au niveau scientifique – le langage, apanage du cerveau gauche ou du cerveau droit ? ou plutôt configuration neuronale qui affecte les deux hémisphères ? rôle du langage ? pour la structuration de la pensée ou la prise du pouvoir politique ? Nous voici au cœur du débat sur ce que parler recouvre…
Un duo explosif et déjanté
Elles sont deux, l’une est volubile, l’autre taciturne. L’une énonce avec aisance, l’autre bégaie, s’embrouille, peine à exposer avec fluidité ce qu’elle voudrait dire. Elles sont deux, la première, 1,80 m, l’autre 1,60 m, qui vont jouer de leurs différences de taille pour incarner les rapports de force, la première, la main sur la tête de l’autre pour la couvrir mais aussi affirmer son emprise, la seconde pour s’excuser, battre sa coulpe en se tassant progressivement vers le sol jusqu’à ce que son pied devienne le micro qu’utilise l’autre pour se faire entendre. Ici la parole est comportement, action, elle engage le corps entier et ce que le corps montre vaut autant qu’un long discours. C’est dans son énonciation que le langage est interrogé, dans une globalité qui mêle la voix – chant lyrique compris – à l’expression – dont la danse fait évidemment partie.
Un voyage organisé en terres de langage
Toutes deux nous baladent avec entrain dans toutes les directions de la nébuleuse langage. L’acte de parler se mâtinera d’accents, méridionaux ou autres, de registres de langage – choisi ou populaire – de sens de la parole – parler, bavarder, bavasser, faire un discours, imposer son point de vue, convaincre, abuser. Il s’habillera des tics et tocs propres à différents groupes. « Pécho », « bolos » et « vénère » y trouveront place. Le franglais qui a envahi nos vies sera de la partie. On se fera des « calls » qu’on se « time à 15 minutes » pour « brainstormer » dans une société « overconnectée » où on fabrique à tour de bras des « pitch » pour « scorer ». On imaginera, en passant, ce que pourrait être une contrepèterie belge d’« Il fait beau et chaud ». On s’amusera du décalage entre parole et expression en rendant visite à une nouvelle maman qui vient d’accoucher d’un « beau » bébé qu’on imagine vraiment moche. Et nos deux complices se mueront en journalistes sportives, sortes de Dupont et Dupond échauffées et enthousiastes à dépeindre le rien…
Les mots au pied de la lettre
Elles sont infatigables, nos deux abstractions à pattes qui se répandent sur les métaphores amoureuses ou s’attaquent aux expressions dont notre langue est truffée. Avoir du bol revient à se le mettre sur la tête, conter fleurette s’adresse évidemment à une fleur, avoir la langue bien pendue revient à la tirer le plus possible et avoir le cul entre deux chaises est forcément synonyme de chute. Quant à dormir sur ses deux oreilles, c’est pour le moins malaisé… On enchaîne sur la polysémie si particulière de la langue française. C’est un jeune séminariste qui participera à un séminaire de six mois qui rassemble les participants pour resserrer les liens et se serrer « les couilles ». Car le lapsus ne pouvait manquer d'être présent, avec ses effets jubilatoires et son intrusion révélatrice.
Syntaxe et figures de rhétorique
Rien n’est laissé au hasard ni abandonné en chemin dans ce parcours, documenté par une série d'entretiens préalables avec toutes sortes d'interlocuteurs, où on se questionne pour savoir si pouvoir parler est plus ou moins important que bien parler et à quoi l’une et l’autre forme conduit. Nos deux araignées au plafond – pour filer la métaphore – ne manquent pas, pour compléter le tableau, de s’intéresser aussi à la construction des phrases et aux fautes de syntaxe, tout comme aux figures de rhétorique qui font partie de l’apprentissage de la langue. On navigue ainsi de la synecdoque qui prend la partie pour le tout à l’oxymore qui joue sur l’apparente contradiction de termes accolés et on leur associe naturellement toutes les autres – litote, ironie, parabole, allégorie, etc. Si l’on ajoute que tous ces « emprunts » à la langue française se transforment en « embruns », on aura pris la température de cette marée langagière d’une bonne humeur communicative où les « phrases », devenues folles sous le tir répété de nos deux infatigables exploratrices, deviennent « farces ». Ne reste plus qu’à se réfugier « Au diable Maubert » pour boucler la bouche !
Arrête, je vois la parole qui circule dans tes yeux. Création collective
S Mise en scène Claire Lapeyre Mazérat S Texte Capucine Baroni, Claire Lapeyre Mazérat, Théodora Marcadé S Jeu Capucine Baroni, Théodora Marcadé S Scénographie et costumes Arnaud Lazérat S Lumière Manuel Desfeux S Son Thomas Aguettaz S Durée 1h S Production Compagnie Hors d’Elles S Avec le soutien de La Loge, des Studios de Virecourt, des Deux Iles-festival du Dôme, du DOC, du Festival Mise en demeure-Studio théâtre d’Asnières, du Centquatre et du T2G
Du 27 février au 22 mars 2022 à 21h15, du dimanche au mardi
Théâtre les Déchargeurs – 3, rue des Déchargeurs – 75001 Paris
Tél. 01 42 36 00 02 www.lesdechargeurs.fr