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Arts-chipels.fr

L’Espèce humaine. Rester des hommes, en dépit de tout, est en soi une forme de résistance.

L’Espèce humaine. Rester des hommes, en dépit de tout, est en soi une forme de résistance.

Le beau texte de Robert Antelme sur son emprisonnement dans les camps nazis trouve dans cette forme chorale une expression sensible et juste.

En 1943, Robert Antelme (qui fut l’époux de Marguerite Duras avant la Seconde Guerre mondiale) s’engage dans la Résistance. En juin 1944, il est arrêté par la Gestapo et déporté. Après Fresnes, Buchenwald, Gandersheim, il est finalement amené à Dachau. À la Libération, le camp est bloqué par les troupes américaines par peur du typhus. Dyonis Mascolo et Georges Beauchamp réussissent à le faire sortir. Durant le voyage de retour, il ne cesse de raconter ce qu’il a vécu. Deux ans plus tard, il publie l’Espèce humaine.

Un récit « analytique » sur les camps d’extermination

Robert Antelme, considéré comme prisonnier « politique », entre dans une catégorie qui diffère, à l’intérieur des camps, de celle des « sous-hommes » que sont les juifs, mais aussi les homosexuels ou les « gitans ». S’il évoque les cheminées des crématoires qui fument près de la cuisine à Buchenwald dans la nuit « calme » et le rassemblement près des « chiottes, jamais désertes », il n’a pour horizon que le travail qu’il effectue et la présence de ses compagnons de block, des Français, des Britanniques et des Américains. Il décrit avec beaucoup d’acuité les petites lâchetés et obséquiosités de certains d'entre eux pour s’attirer les bonnes grâces des soldats et des kapos – souvent des droits communs – qui les transforment en sous-kapos qui deviendront les futurs kapos. Il évoquera aussi les attitudes plus « humaines » de certains soldats qui leur conseillent à demi-mot, au travail, de ralentir l’allure, une attitude dangereuse qui pourrait leur valoir, si la chose était connue, un sort analogue au leur. Ce refus de pratiquer l'amalgame a cependant pour corollaire des mots qui n’en sont pas moins terribles. Dans le train qui les emporte de Buchenwald vers un autre camp, « il y a du sang sur les roues »…

© DR

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L’interminable litanie de la faim

Revient, comme un leitmotiv tout au long de cette descente aux enfers qui mine leur santé et les livre aux poux et aux maladies en tout genre l’obsession de la nourriture. Ce sont ces infâmes brouets très clairs qui feront dire à l’un des détenus – ironie suprême – qu’à Buchenwald on mangeait « bien », une soupe où les haricots, ramassés au fond de la marmite, tenaient au corps. Ce sont aussi les pommes de terre dont se repaîtra le kapo qui, lui, ne souffre pas de la faim. C’est le regard envieux que portent les détenus sur le camarade qui a eu une soupe plus consistante, ou qui mange lentement en cherchant à savourer chaque bouchée. C’est ce morceau de pain que l’on se partage et qu’on découpe en morceaux plus petits en laissant fondre chaque bouchée sous la langue. Alors on se demande s’il faut le couper en morceaux plus petits encore ou si l’avaler « normalement » n’est pas un acte de résistance. Dans ce monde réduit à la dimension de la survie, rester un homme prend une étrange couleur…

Survivre au mépris

Au-delà des conditions matérielles, il y a le sentiment de ne plus exister, de n’être qu’un matricule, qu’on rassemble et qui chemine par groupes de cinq, anonymes, soumis aux pires traitements sans qu’on porte un regard sur eux, sans qu’on les considère autrement que comme des animaux. Des invisibles, des inexistences qu'il convient de cultiver. Faire de son visage un espace neutre, inhabité, qui ne suscite aucune réaction de la part de ceux qui les encadrent est une des conditions de la survie et exige un effort de tous les instants. Pour Robert Antelme, le fait de retrouver son visage en se regardant dans la glace dans le bout de miroir que l’un d’entre eux a récupéré est déjà une victoire. Et si des queues s’établissent pour simplement contempler son reflet, c'est d'abord pour se dire qu’on a encore une figure d’homme et qu’on pourrait redevenir quelqu’un.

© DR

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Figures de l’espoir

Aux injonctions de cesser de faire de la nourriture le sujet de discussions sans fin, aux petites stratégies individuelles qu’on mène comme le combat politique d’une résistance s’ajoutent les nouvelles qui se colportent à voix basse, l’approche des Russes qu’on annonce ou l’écho béni des tirs des canons que « l’oreille a dessertis de la nuit » et qui retentissent au loin. L’espoir, qui va pousser ces hommes à se remettre à vivre, à sortir de leur passivité, à se réunir pour proposer, avec leurs armes, une manière de se tenir droits, de se sentir vivants en chantant le Temps des cerises ou la Chanson des fortifs, ou en récitant Joachim Du Bellay et son « Heureux qui comme Ulysse… »

Une forme chorale

Dans le décor d’un lieu de répétition, avec ses chaises pliantes, sa table à tréteaux et ses plafonniers qui éclairent la scène de manière « neutre », avec pour seul véritable accessoire un piano qui rythmera tout au long du spectacle de manière transposée, indirecte, le balancement du train, la répétition infinie des mêmes gestes, l’épuisement, les coups ou les tirs de canon, les comédiens détaillent, à tour de rôle et en se complétant, la myriade des petites choses qui compose ce qui leur reste de vie. Tantôt livrés à eux-mêmes, tantôt en groupe, comme une grappe humaine rassemblée par la peur ou le froid, ou par l’attente, ils évoluent dans une chorégraphie qui articule le particulier et le général, l’individu et le groupe. Le plateau devient un lieu de mémoires multiples qui s'entrecroisent : celle que porte le texte, celle du théâtre en train de se faire, celle de l’Histoire qu’il convient de ne jamais oublier… Avec une simplicité assumée et dans dans la très belle langue de Robert Antelme, le spectacle nous rappelle avant tout que, d’où que nous venions et quoi que nous fassions, nous formons une somme d’individualités qui appartiennent à l’espèce humaine… Des frères humains, envers et contre tout.

L’Espèce humaine de Robert Antelme (éd. Gallimard)

Mise en scène Claude Viala Scénographie Loïc Loeiz Hamon  Lumières Tanguy Gauchet, Anne Marin Musique Christian Roux  Avec Geoffroy Barbier, Hervé Laudière, Rafaël Périchon, Christian Roux et Thierry Vérin Au piano Christian Roux et Vincent Martin en alternance

Du 5 au 16 janvier 2022 à 20h30 (sf dim. à 17h)

Théâtre de l’Opprimé – 78, rue du Charolais – 75012 Paris

www.theatredelopprime.mapado.com

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