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Arts-chipels.fr

Pédagogies de l’échec. Un parcours échevelé en terres de bureaucratie.

Pédagogies de l’échec. Un parcours échevelé en terres de bureaucratie.

Le dernier opus de Pierre Notte nous plonge dans une atmosphère de fin du monde, où ne subsiste plus que ce qui forme, dans tant de cas, l’essentiel de nos vies : le travail. Une hypothèse vertigineuse où le texte et la mise en scène mêlent humour iconoclaste et tragique.

Un espace nu, délimité au sol par des bandes de ruban adhésif qui forment comme un chemin au milieu de nulle part. Ils sont deux à se partager ce chemin périlleux qui ne permet pas de se croiser sans acrobatie ni contorsion. Un homme et une femme. Elle, petit chemisier strict sur une veste classique. Lui, costume et chemise lambda. Elle l’apostrophe. Il a une tache – probablement imaginaire – sur sa chemise. Cela n’est pas tolérable au bureau. Elle est son chef de service, lui son subordonné. Elle l’agresse. Il se défend, cherche à corriger cette faute qui n’existe pas. Un exemple classique de harcèlement, n’était la situation dans laquelle tous deux se trouvent. Un cataclysme s’est produit. Tout s’est effondré autour d’eux. Elle n’a plus de bureau sinon un bout d’étagère encore debout. Isolés au septième étage d’une tour, ils contemplent le vide autour d’eux tandis qu’obstinément, un échafaudage, financé à prix d’or, continue de s’édifier alors que les travaux qui en sont la justification ont été engloutis dans la catastrophe.

© Antoine-Baptiste Waverunner

© Antoine-Baptiste Waverunner

Un portrait au vitriol des relations hiérarchiques

Plus rien ne fonctionne autour d’eux. Pourtant, elle va le contraindre à faire comme si. À analyser des dossiers dont le devenir est illusoire compte tenu de la situation – mais comment faire lorsque les accessoires du travail, papier, stylos, ordinateur, ont été engloutis ? Elle n’a plus de bureau ? Qu’importe, elle prendra le sien. Il ne lui reste pour s’asseoir qu’un petit meuble à tiroirs ? Ce meuble, il l’a choisi, n’est-ce pas, mais c’est l’entreprise qui en a fait l’acquisition, lui assène-t-elle. Elle l'accuse d'avoir profité de son statut pour cultiver son bien-être personnel. Il y a comme un air d’apocalypse dérisoire et tragique dans la manière dont elle maltraite son assistant en même temps qu'elle se décrit, prise en étau entre les décisions directoriales, le qu’en-dira-t-on qui circule à son propos, la nécessité d’appliquer les directives et son besoin pathétique de différencier son mobilier de bureau de celui de son subordonné. Pour presque rien. Pour exister.

© Antoine-Baptiste Waverunner

© Antoine-Baptiste Waverunner

Le travailleur, cet animal traqué

Par gradations successives, Pierre Notte débusque les moindres détails de ce système construit sur du vent. Les illusions y ont force de loi et chacun, à sa manière, s'en fait le complice et la victime. Dans cette parenthèse dans le temps de la vie « normale » créée par la catastrophe, les personnages se défont à mesure qu’ils s’installent dans le no man’s land qui leur sert de décor. Le vernis se fend, ça craque par tous les bouts, du côté de l’assistant comme de celui de sa patronne. Les attitudes policées de la vie courante volent en éclat. À l’hystérie de l’une répond la colère de l’autre. Accalmies et retours de flamme alternent sur ce navire en perdition où les actes de la vie quotidienne – écrire, se déplacer, faire ses besoins – sont devenus une épreuve. Les voici comme deux naufragés accrochés l’un à l’autre, tentant de reconstituer – quoi au juste, ils ne le savent pas – quelque chose qui ne cesse de se dérober – l’humanité, peut-être…

© Antoine-Baptiste Waverunner

© Antoine-Baptiste Waverunner

Des comédiens survoltés

Caroline Marchetti et Franck Duarte sont épatants dans leur évocation de ces personnages qui n’ont d’autre histoire que celle qui les lie à l’intérieur du bureau, elle dans le rôle du chef de service qui dévoile peu à peu les gouffres qu’elle enferme à l’intérieur d’elle-même, lui dans celui de l’employé pleutre appliquant des consignes qu’il considère absurdes, soumis à sa hiérarchie jusqu’à en perdre la conscience de soi mais qui renâcle, s’insurge par moments avant de rentrer dans sa coquille et dans le rang. Ils s’engagent à fond sur ce plateau truffé de chausse-trappes, sur lequel se déplacer dans les bandes étroites des couloirs de circulation relève du parcours d’obstacles. Ce que Pierre Notte décrit, sous une forme humoristique et sarcastique à la fois forme le quotidien de millions de gens et les situations, ici poussées à leur extrême, ne sont, comme souvent au théâtre, que la version amplifiée, révélée, de ce que nombre d’entre nous vivent au quotidien. Au-delà de l’apparente absurdité de la fable, c’est en plein cœur de la réalité que le spectacle nous plonge. Et l’effarement qu’il nous procure n’empêche pas d’en apprécier toute la cocasserie. Ici, le rire est noir mais il affleure sans cesse…

Pédagogies de l’échec. Tous les systèmes ont quelque chose de dingue, non ?

S Texte & mise en scène Pierre Notte. S Avec Caroline Marchetti et Franck Duarte

Les Déchargeurs – 3, rue des Déchargeurs – 75001 Paris

www.lesdechargeurs.fr Tél. 01 42 36 00 50

Du 3 au 27 novembre 2021, du mercredi au samedi à 19 h

Tournée en France saisons 2022 (en cours)

> Festival d’Avignon 2022

> Metz - Espace Bernard-Marie Koltès - jeudi 6 octobre et vendredi 7 octobre 2022

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