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Arts-chipels.fr

Oh les beaux jours ! Dans la poussière de la condition humaine.

Passer derrière Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault dans cette pièce mythique de Beckett n’est jamais facile. Pari réussi pour Kathryn Hunter et Marcello Magni aux Bouffes du Nord qui livrent une fin de partie pleine d’émotion et de brio qui se nourrit du théâtre de la destinée humaine.

On connaît l’histoire. Winnie et Willie sont sur un monticule. Elle dedans, enterrée jusqu’à la taille. Lui dehors en train de piquer un petit somme. Elle parle, il ronfle doucement. Elle ne cesse pas de parler, lancée dans une logorrhée sans fin, lui de se taire même une fois réveillé. Tout juste un mot de temps en temps, un grognement lorsqu’elle l’asticote trop, que vraiment il doit émettre quelque chose, l’acquiescement qu’elle attend et qui ne vient pas.

Histoire de vides et de pleins

Lui est une enveloppe vide qu’elle remplit en évoquant leur vie d’avant et celle qui se termine. Une absence matérialisée sur scène. Elle, c’est son trop-plein qui crée le vide, comme une parole qui tente désespérément de meubler le silence et qui ne parvient qu’à créer de petits remous éphémères, évanouis sitôt nés. Leur histoire est celle d’un engloutissement dont la pièce présente deux séquences. Dans la première, Winnie est enfoncée jusqu’à la taille dans le monticule. Dans la seconde n’émerge plus que sa tête qui poursuit avec un acharnement stoïque son inarrêtable monologue. Métaphore d’un théâtre qui se déshabille jusqu’à l’os, et se vide de ce qui le compose habituellement, le développement dans l’espace d’une action portée par des comédiens qui évolue dans le temps. Ici on entre dans le cadre d’un arrêt sur image ou rien, ou presque, ne se passe. L’action scénique est évacuée du plateau et ce qui s’y dit renvoie à cette vacuité.

© Pascal Gelly

© Pascal Gelly

La parole, jusqu’à ce que mort s’ensuive

De quoi parle-t-elle, cette femme en fin de route qui se raccroche au langage comme à une ultime et dérisoire bouée de sauvetage, avec son petit chapeau dont elle se coiffe coquettement, cette ombrelle jouet d’enfant qui ne la protège de rien et ce browning qu’elle caresse amoureusement et dont on peut penser qu’il aura, comme dans un polar, une fonction dans la pièce – on imagine ses usages possibles compte tenu de la situation mais là encore, il ne sera pas celui qu’on attend. Ce sont des mots à perte d’oreille, de passé et d’avenir qui s’écoulent et qui laissent passer, ici ou là, des trous de mémoire, des oublis, une syntaxe qui ne retrouve plus la structure de la phrase. Et des souvenirs qui reviennent en miettes, par bribes. Dans son immobilité forcée, Winnie fait des mines, des coquetteries, évoque sa première rencontre avec Willie, la tristesse qui suit les rapports intimes, cite Aristote. De ci, de là, un réveil retentit, sans raison. Sa sonnerie rappelle les années d’école et l’appel des enfants à l’étude. Elle retourne à la matrice originelle, traverse son enfance à petites touches pour aborder la cendre qui nous compose et à laquelle nous retournons, nés de la poussière et rendus à elle. Ce qui s’exprime, c’est l’humaine condition, et toutes les prières du monde n’y peuvent rien changer.

© Pascal Gelly

© Pascal Gelly

Un silence éloquent

Face à la tentative désespérée de Winnie, Willie oppose le silence. Hostilité ? Indifférence ? Laconisme ? Agacement ? Fatigue ? Sans doute tout cela à la fois et l’expression d’une usure de la vie et des relations qui vont avec. Willie est aussi en fin de parcours. Endormi avant le grand sommeil, le définitif. Il se traîne, enchaîné à Winnie par les liens invisibles, des décennies de vie commune, réduit au rôle de lanceur mécanique dans un tir aux pigeons où Winnie ajuste le tir. Mais son silence et sa placidité apparente valent tout un long discours. Il est au bout du rouleau même si on ignore si les causes en sont son âge, ses relations avec Winnie ou les circonstances de la vie. Elle, elle réclame sur tous les tons, de l’agacement à la supplique, de la colère à l’invention de ce qui n’existe pas, elle veut de l’attention, un geste, un mot, une connivence...

© Pascal Gelly

© Pascal Gelly

Des entorses dans l’intervalle signifiant des didascalies

Peu de dramaturges ont été aussi préoccupés que Beckett par ce qui passe dans les intervalles du discours, ces indications fournies par l’auteur pour guider la mise en scène ou le jeu des acteurs. Ces didascalies – qui apparaissent dans les textes de théâtre imprimés entre parenthèses car elles ne sont pas destinées à être dites – acquièrent chez Beckett un relief tout particulier. Elles sont si précises qu’il est difficile d’en faire l’économie et de passer outre. Ici, Peter Brook et Marie-Hélène Estienne choisissent d’en faire un élément signifiant de leur mise en scène tout en en détournant en partie le contenu. S’inspirant d’un jour de représentation qui s’était transformé, faute de plateau, en lecture à la table, ils installent la mise en scène comme une séance de lecture, avec le texte à vue, lu par les acteurs. Le monticule qu’habitent Willie et Winnie disparaît au profit d’un plateau sans accident meublé de quelques rares accessoires : une petite table ronde recouverte d’une longe nappe derrière laquelle émerge le buste de Winnie, un tabouret et quelques cartons ou caissettes de bois qu’utilisera Willie. Dans la seconde partie, il suffira à Winnie de revêtir un poncho beige-brun pour que son buste et ses bras soient engloutis dans la terre ; quant à Willie, son tabouret pourra, mal commodément, lui servir de siège à l’envers.

© Pascal Gelly

© Pascal Gelly

Des didascalies qui parlent

Mais surtout, Peter Brook et Marie-Hélène Estienne font de l’absence-présence de Willie un personnage à part entière dont le langage passe par les didascalies. Willie les intègre de la voix au fil de la représentation et cette énonciation crée et renforce la présence du théâtre comme élément premier du spectacle. La distance que créent les commentaires que sont les didascalies racontent une histoire. C’est dans la forêt très dense des « Un temps » qui ponctuent ce texte empli de pauses et établissent un mouvement dialectique entre parole et silence que s’ouvre un monde, celui de l’interprétation de Willie. Patients, dubitatifs parfois comme lorsque Winnie évoque son pouvoir de séduction, sarcastiques devant le portrait qu’elle dresse de lui en « coin d’azur », indifférents, ennuyés, fatigués, harassés, excédés, ironiques, les « Un temps » de Willie introduisent chaque fois une nuance distincte. Ils disent que le théâtre est là, et l’interprétation du comédien indispensable pour donner corps au texte et en faire jouer les multiples facettes. Cette magnifique leçon de théâtre qui s’ancre dans une réflexion sur le caractère transitoire de la vie humaine et son absurdité nous ramène aux conceptions baroques qui font de la vie un théâtre dont nous sommes les acteurs. Quant à la représentation elle-même, elle suit à la trace la déclaration de Winnie : « Oh ! le beau jour encore que ça aura été ! »

Oh les beaux jours de Samuel Beckett (éd. de Minuit)
S Une lecture conçue par Peter Brook et Marie-Hélène Estienne S Lumières Philippe Vialatte S Eléments scéniques réalisés par Oria Puppo S Avec Kathryn Hunter et Marcello Magni S durée :   1h30

Théâtre des Bouffes du Nord - 37 (bis), boulevard de La Chapelle - 75010 Paris

Réservations 01 46 07 34 50 et www.bouffesdunord.com

Du jeudi 7 au samedi 16 octobre 2021. Du mar. au sam. à 20h30, matinées les sam. à 15h30 et les dim. à 16h

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