22 Juin 2021
Quel message nous délivre Kafka aujourd’hui ? Au croisement d’un texte lui-même croisement de visions à partir d’une œuvre et au point de jonction entre théâtre et danse, un jeu des doubles qui interroge la société d’aujourd’hui.
Une table et une chaise forment un décor réduit à l’extrême que viennent animer seulement une pile de livres disposés sous la table et une superposition de chapeaux melons qui rappellent le portrait photographique qu’on connaît de Franz Kafka : un homme à l’expression neutre, rêveuse peut-être, ou absente, un sourire énigmatique façon Joconde aux lèvres, dont l’intensité du regard transperce les apparences… Marc Bertin apparaît. L’air timide, un peu perdu, petite silhouette côté passe-muraille. « On m’a toujours dit que je ressemblais à Kafka », énonce-t-il. S’enroule rapidement autour de lui, tout de noir vêtu, en sweat à capuche, un danseur aux postures acrobatiques. Le ton est donné. C’est entre ces deux-là que va se jouer la fable qu’on nous raconte.
Métamorphoses et compagnie
Et ça commence justement par ces transformations qui révèlent sous l’apparence des formes effrayantes, repoussantes qui ne sont qu’une autre face de nous-mêmes. Je est un autre et il nous fait peur, comme peut-être nous effraie l’image de nous-mêmes que nous camouflons sous les dehors des habitudes toujours recommencées et de la respectabilité. Kafka-Marc Bertin-Jim Couturier se mue en une créature à quatre mains qui s’agitent comme dotées d’une vie propre, indépendante. Il chasse son double du pied pour ne pas le voir, oublier qu’il existe une face de lui-même qu’il ne parvient pas à accepter ou, à tout le moins, à faire vivre au grand jour. Il erre dans des corridors sans fenêtres et dans les méandres absurdes, sans issue et sans fin, de l’administration. Il dit son incapacité à entrer dans un système qui met les individus dans des cases, dans un monde où tout n’est qu’exclusion. Il raconte des blagues juives, évoque son plaisir du cirque – avec ses paillettes rutilantes qui masquent une précarité terrible – et sa culture yiddish. Il convoque l’ensemble de l’œuvre, alternant lecture et commentaire. Le Procès, l’Amérique, le Château, la Colonie pénitentiaire apportent tour à tour leur pièce à l’édifice d’une évocation de l’auteur Kafka qui exprime, dans une Lettre au père jamais envoyée, la peur que lui inspirait un géniteur profondément castrateur.
Kafka et les autres
Dans ce jeu des doubles et des dédoublements, le propos déborde sur le monde actuel dans lequel nous sommes jetés et qui nous déborde. Immigrés sans l’avoir voulu, nous errons à la recherche d’un permis de séjour pour travailler. Mais pour travailler, il nous faut un permis de séjour. Le serpent se mord la queue. Nous avons une obligation permanente de nous justifier. Comme si nous étions coupables. Mais nous ne le sommes pas. So what ? Un renouvellement de carte d’identité prend la forme d’une queue de melons attendant patiemment qu’on veuille bien leur reconnaître un droit à l’existence. Un combat pour la reconnaissance qui agite le danseur qui se débat tout en reculant. L’administration prend les couleurs du bouclier derrière lequel s’abrite Adolf Eichmann qui justifie son activité d’organisation des convois de déportation de juifs par son sens du devoir et la nécessité d’obéir aux ordres. Elle fait un petit tour ironique par la « bienveillance » de Maurice Papon affirmant fournir des couvertures et une assistance de la Croix Rouge à ceux qu’il va enfermer à Drancy et qu’il considère comme des « dossiers ». Sans identité. Des numéros dans une catégorie où les hommes sont prisonniers de chaînes de papier de bureau…
Une écriture qui intègre les apports de chacun
Durant le confinement, les résidences d’artistes se sont multipliées. Elles permettent aujourd’hui au spectacle vivant de reprendre très rapidement une activité. Le Monde et son contraire s’inscrit ainsi dans la démarche de la Comédie de Caen. Elle a initié une série de « Portraits » qui croquent de manière vivante et ludique, à partir d’œuvres ou de biographies, une figure majeure de notre temps – un·e auteur·trice, un·e artiste, un·e intellectuel·le, un·e scientifique – fournissant la matière de créations itinérantes, portées par un·e ou deux acteur·trice·s, parfois en compagnie d’un·e musicien·ne. Le texte de Leslie Kaplan croise les extraits de l’œuvre de Kafka avec les notations, très personnelles, de l’aventure de Marc Bertin, venu d’une famille où « on ne lit pas », où les mots sont « utilitaires ». Il dit, avec cet accent du Nord si reconnaissable, une vie de prolétaire du côté de Tourcoing, son approche de la violence d’un monde qu’il aurait bien voulu sauver. Il clame une révolte qui était déjà celle de Kafka. Et pose des questions. Comment faire lorsque vos velléités d’intervention sur le monde économique tournent à une formation de comptable ou que la culture du turnover – on vous retire votre chaise, mimique à l’appui, pour vous faire partir – se solde par la perte de sa part d’humanité ? Dans cet ensemble où la chorégraphie, à la différence de nombre de spectacles actuels, n’apparaît pas plaquée mais complètement intégrée à ce propos touchant et profondément humain, il revient aux mots de « briser le silence qui est en nous ».
Le Monde et son contraire. Texte Leslie Kaplan. L’Aplatissement de la Terre et autres textes, suivi de Le Monde et son contraire sont publiés aux Éditions P.O.L. (2021)
S Mise en scène Élise Vigier S Musique originale Manu Léonard et Marc Sens S Régie générale et lumière Clara Pannet Colombier S Avec Marc Bertin et Jim Couturier S Production déléguée Comédie de Caen – CDN de Normandie. Coréalisation Les Plateaux Sauvages. Coproduction Les Lucioles – Rennes. Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages. Production et diffusion Jacques Peigné et Emmanuelle Ossena (EPOC productions)
Du 21 juin au 3 juillet - (sf 26 juin) lun.-ven. 20h (fin à 21h) / sam. à 14h30 et 18h
Les plateaux sauvages / 5 rue des Plâtrières, 75020 Paris. Tél. 05 83 75 55 70 / www.lesplateauxsauvages.fr
TOURNÉE 2021/2022
23 et 24 septembre à 19h. Théâtre des Cordes, Comédie de Caen - CDN de Normandie