28 Mai 2021
Jacques Allaire propose un spectacle intense et sans parole dont la pulsation emprunte les voies d’une expérimentation sensible sur le thème de l’enfermement et de la contrainte, mais aussi du désir et de la pulsion de mort.
Dans un lieu indécis baigné de musique classique, un homme et une femme entrent. Lui, pantalon de toile légère. Elle, robe bordeaux un peu longue à la manière d’une djellaba raccourcie. Ils ne se parlent pas. Ils installent le « décor » : une couche qu’ils transportent et installent à un endroit délimité par des bandes de scotch, un tabouret. Ils s’activent lentement. Elle semble mutique. Lui utilise un rouleau de scotch blanc pour délimiter l’espace où, désormais, ils seront enfermés. Parce qu’aucune brisure n’existe dans la délimitation ainsi tracée. Elle apporte, pendue sur un bras support de perfusion monté sur roulettes, une bouteille à oxygène reliée à un masque. On l’imagine femme d’Orient, docile, réduite au silence, quoique la musique dise un autre monde, l’occidental. Elle allonge l’homme, son mari, lui fixe le masque à oxygène sur le visage. Un soufflement rauque, une respiration bruyante, profonde, s’échappent. Ils rythmeront toute la scène. Rendue à la solitude, la femme peut vaquer à ses occupations. Sans faire de bruit…
Une histoire qui contient toutes les histoires
Dans ce silence assourdissant se raconte une histoire, l’histoire de cette femme qui veille sans relâche l’homme qui l’étouffe. Dans le silence mis en musique par les halètements de la respiration assistée de l’homme, un livre descend des cintres. Le moment préservé, secret, intime de la femme. Celui de l’expression, le champ du poème, des parcimonieuses paroles qui s’échappent pour dire la douleur d’un destin cadenassé d’où nulle fuite n’est possible. Un livre. Comme un enchantement. Comme la liberté que lui procurent les multiples éclats lumineux des pages du livre qui jouent sur son visage. Cette histoire, elle remonte le temps, traverse l’espace pour évoquer celle qui l’a inspirée, Nadia Anjuman, la poétesse afghane qui faisait partie d’un cercle clandestin de femmes étudiant la littérature, battue à mort en 2005 par son mari. Mais le cours de l’évocation dérape et nous perdons nos repères. Le trouble s’introduit. Parce que c’est elle qui manifeste une volonté de vengeance qui la conduit à envisager le meurtre. Parce que son mari porte lui aussi les mêmes paroles de malheur avant de la détruire. Parce qu’ils sont l’un et l’autre enfermés dans la même spirale tragique, qu’ils portent le même fardeau qui pousse chacun d’eux vers l’anéantissement de l’autre. Pistes brouillées, qui s’évadent du drame social, où les corps se mêlent et s’emmêlent avec une rage, une intensité rendue plus aiguë encore par le silence dans lequel se déroule l’affrontement.
La rumeur du monde
Le monde pourtant continue d’exister. En bribes de sons qui viennent déchirer le silence. En rumeurs éparses qui envahissent l’espace, disséminées dans les hauts parleurs qui entourent le spectateur et l’incluent dans leur environnement. En échos de combats dont les explosions trouent la temporalité immuable, impassible et lente, dans lequel flottent les personnages et perturbent le temps suspendu. En éclairs lumineux, intempestifs et sauvages qui accompagnent l’irruption d’un présent identifiable quoique rendu à l’état de signe plus que de réalité, qui font vaciller l’éclairage et plongent la scène dans le noir. La guerre est là, au-delà du drame des individus mais, si nous pouvons supputer l’endroit où elle se déroule, elle pourrait tout aussi bien se dérouler ailleurs. Peut-être même chez nous. Peut-être même aussi seulement dans nos têtes. La musique aussi rappelle que le monde n’est pas un, tout comme la piété de la femme en prière qui exprime à travers sa gestuelle toute l’étendue de la croyance religieuse, du signe de croix à la prosternation.
Le spectateur, entre acteur et voyeur
Une dialectique du dedans et du dehors s’installe tout au long du spectacle. Environné de son, soumis aux fluctuations de la lumière, le spectateur se trouve pris au piège de la représentation. Dans le même temps, la frontière tracée au scotch délimite un espace, fermé. Le lieu où se déroule la tragédie, que le spectateur est invité à regarder de l’extérieur, comme par un trou de serrure. Il se fait voyeur de l’étouffoir dans lequel se débattent les personnages, de leur étouffement, de la violence immobile de l’exprimé comme de l’inexprimé. Mais l’enfer c’est les autres tout autant que soi-même. Dans cet univers où subsistent incertitudes et interrogations, le spectateur imprime son expérience de la vie et ses relations avec les hommes, son interprétation, sa vision.
Corps à corps
Cette violence contrainte, toute en retenues, s’exprime à travers un lent corps à corps entre les personnages. Corps distants séparés par un mur invisible, corps unis dans un corps contre corps, les relations se jouent entre haine et passion, entre absence et possession, entre appartenance et destruction. On s’oriente vers un théâtre de l’Être, convulsif, pestiféré à la manière d’Artaud. Mais on pense tout autant à Kantor ou à Grotowski qui écrivait : « L'acteur doit être capable de donner, par le son et le mouvement, ces impulsions qui balancent à la frontière entre le rêve et la réalité. En bref, il doit être capable de construire son propre langage psycho-analytique de sons et de gestes, de la même manière qu'un grand poète crée son propre langage de mots. » Dans ces terres-là, on dit plus intensément parce que les mots sont absents ou presque. et que le corps engendre la sensation. Ce que nous dit Je suis encore en vie, c'est la force de l'émotion brute, immédiate, que nous enfouissons sous les couches de notre intellect et de notre savoir. Cette autre manière de regarder le monde porte en elle la violence de la tempête et la prégnance d'un rêve éveillé à la dimension de notre imaginaire.
Je suis encore en vie. Un spectacle muet de Jacques Allaire très librement inspiré de la vie de Nadia Anjuman, poétesse afghane battue à mort par son mari et de Syngué Sabour de Atiq Rahimi (prix Goncourt)
Avec Jacques Allaire et Anissa Daoud S Scénographie Jacques Allaire en collaboration avec Norbert Richard S Son Jacques Allaire et Stéphane Monteiro S Lumière Norbert Richard Régie générale et construction
Au Théâtre des quartiers d'Ivry - Centre Dramatique National du Val-de-Marne
Manufacture des Œillets - 1 place Pierre Gosnat - 94200 Ivry-sur-Seine
Du jeudi 27 au dimanche 30 mai 2021. Jeu. & ven. à 19h, sam. à 18h, dim. à 16h
Réservation : 01 43 90 11 11 | reservations@theatre-quartiers-ivry.com