6 Mars 2021
Mariages de raison, amours contrariées, amours toujours, déchirements amoureux offrent au théâtre une voie maintes et maintes fois explorée… Avec des gradations diverses, des variations infinies sur ce qu’aimer veut dire et sur les extrémités auxquelles il conduit parfois. Sans faire exception à la règle, Hermann y ajoute une pincée d’insolite, de déroutant et d’inattendu.
Sur l’écran noir de la mémoire se projette lespectacle d’une longue suite de couloirs aveugles. Aucune lumière ne vient de l’extérieur. Les portes sont fermées. Elles sont closes comme celui qui y est enfermé, un Alzheimer précoce, un vagabond qui peine à trouver ses mots, les voit s’évanouir du champ de ses souvenirs et tente en vain de les rattraper. Seuls subsistent au milieu de ses oublis quelques termes, un mot en langue russe et un prénom, Olia. Hermann est encore un jeune homme dans un environnement de vieillards, une plaie vive dans un monde éteint, celui de l’hospice. Une femme s’intéresse à lui : la neurologue Léa Paule, qui voudrait lui faire passer la barrière de ce langage qui se dresse comme un mur. Pour comprendre. Qui il est, d’où il vient, pourquoi il s’est échoué ici. Dans la boîte noire qui engrange les souvenirs et que traverse comme rais de lumière les projections qui font ressurgir des épisodes du réel ou les ombres qui peuplent notre conscience, Hermann est enfermé. Dans un espace où ombre et lumière renvoient à mémoire et oubli.
Quatre personnages en quête d’amour
Pour tenter d’aider son malade, Léa Paule se souvient que l’épouse du professeur Streiberg, le cardiologue, a pour prénom Olia et qu’elle est russe. Elle veut la convaincre de rencontrer son malade. Ce faisant, elle ouvre la boîte de Pandore où étaient soigneusement remisées les blessures silencieuses, indicibles. Car tous les personnages portent en eux une fêlure. Absorbée par son travail, Léa Paule n’a laissé dans sa vie aucune place aux sentiments. Le professeur Streiberg a fait de sa réussite son credo. Sans illusions sur lui-même et sur la vie, il affiche un cynisme content : « gros con » il se voit, laid et sans charme, mais suffisamment plein aux as pour avoir une belle maison et s’être acheté une femme. Une Russe, parce que ce sont les plus belles. Elle, Olia, a préféré une vie dorée mais sans amour à la misère dans son pays. Elle aimait Boris Hermann et la plaie qui s’ouvre à nouveau lorsqu’elle le rencontre va effacer toutes les années de faux-semblants. Quant à Léa et au professeur Streiberg, naufragés de l’amour, ils se raccrocheront l’un à l’autre pour tenter de se sauver. Mais même quand l’amour fait du bien, le mal court sous la surface… Il n’y a pas vraiment d’amour heureux…
Une enquête toute en flash-backs
Comme dans une pièce policière, l’intrigue permet au spectateur de reconstruire, en une série de séquences juxtaposées, du Sud au Nord de la France, de Russie en Pologne, l’aventure qui conduit les quatre personnages à leur point de rencontre et qui explicite leur comportement. Pour Hermann et Olia, elle narre les abîmes qui se sont ouverts sous leurs pieds : le traumatisme de l’Afghanistan pour le jeune homme, engagé dans l’armée russe, la situation sans issue d’Olia qui désespère de lui voir retrouver sa raison, son attitude psychotique – après l’avoir revu, elle ne parle plus que russe et perd la vue – qui ne se focalise plus que sur sa volonté de retrouver l’amour de sa vie. Roméo et Juliette ne sont plus en butte à la haine de leurs deux familles. La société les a détruits et l’amour qu’ils continuent de rechercher, avec leur poids de désespoir, est un absolu qui traverse la folie, le délire et les conventions. Chacun des personnages apporte son témoignage à la première personne. Les dialogues sont rares, les monologues se juxtaposent et forment une version de l’aventure toute en fragments disparates dont l’association finit par faire sens. Le puzzle s’assemble progressivement. Mais la reconstitution opérée par la mémoire est en même temps une reconstruction, une fiction du réel. « La mémoire n’est rien d’autre qu’une collection d’instants dont le cerveau a gardé la trace. C’est notre raisonnement qui s’évertue à les recoller pour leur donner un sens. » Quand la pièce s’achève, la boucle est bouclée et le retour au point de départ laisse chacun opérer sa propre reconstruction.
Le burlesque et le tragique
Délibérément ancrée dans les choses de la vie, la pièce alterne les séquences où perce l’humour et la dérision – comme lorsque Léa trébuche sur le corps de Streiberg, prélude à leur rencontre – avec les séquences plus dramatiques qui isolent Olia et Hermann dans leur délire. Le regard que portent sur eux-mêmes les personnages « raisonnables » que sont les deux médecins – ce sont des scientifiques pris au piège de leur comportement irrationnel lorsqu’ils se rencontrent – porte sa charge d’analyse décillée. Rire – jaune, parfois – ne masque pas la difficulté d’être dans l’amour, cette aspiration fondamentale sans cesse dévoyée. Le personnage d’Hermann synthétise à lui seul le mystère du sentiment amoureux. Alors que treize ans s’écoulent au long du récit, que les personnages vieillissent et se transforment, il reste égal à lui-même, d’une jeunesse éternelle dans un monde qui s’use. Comme le symbole de la folie absolue de l’amour, irréconciliable avec la vie ? ou comme une abstraction, un concept, confrontés à la réalité concrète ? La pièce ne tranche pas. Et, même si l’on peut penser que moins de schématisme, un trait moins forcé dans la conception des personnages aurait permis d’enrichir le propos, l’ensemble constitue avec sa mise en scène impeccable, sa scénographie très fine et ses éclairages soignés et signifiants, un beau moment de théâtre, qui ne manque pas d’engendrer la réflexion…
Hermann de Gilles Granouillet (Ed. L’Avant-Scène Théâtre, 2013)
Mise en scène : François Rancillac
Avec : Daniel Kenigsberg (Daniel Streiberg), Claudine Charreyre (Léa Paule), Lenka Luptáková (Olia Streiberg), Clément Proust (Hermann)
Assistante à la mise en scène : Christine Guênon. Scénographie : Raymond Sarti. Costumes : Sabine Siegwalt. Lumière : Guillaume Tesson. Son et composition musicale : Sébastien Quencez. Régie générale : Jérôme Aubert
S Création Le 5 mars 2021 au Théâtre des 2 Rives à Charenton (94)
S 25 et 26 mars : Espace culturel Albert Camus du Chambon Feugerolles, en co-accueil avec la Comédie de Saint-Etienne/CDN (42)
S 7 avril : Maison des Arts du Léman, scène nationale de Thonon-Evian (74)
S 13 avril : Espace St Exupéry de Franconville (95)
S 15 avril : Théâtre Victor Hugo de Bagneux (92)
S 6 mai : l’Onde à Vélizy-Villacoublay (78)
S Tournée en 21/22 : Scène nationale de Dieppe, Théâtre d’Aurillac, Théâtre de Roanne… (en cours)