9 Février 2020
Admirablement servie par la mise en scène de Jean-Louis Benoit et par des acteurs survoltés qui jouent l’enfer de leurs personnages avec une passion sauvage, la pièce de Jean-Paul Sartre, si elle a perdu le caractère scandaleux de sa création en 1944, n’a pas pris une ride.
Sur la scène, des amas indistincts recouverts de plastique noir. La porte en fond de scène s’ouvre. Deux hommes entrent. Le premier est bien habillé, le second plutôt débraillé : c’est le garçon d’étage. La porte est rouge, comme le canapé qu’il dévoile pour faire asseoir le visiteur. Le visiteur qu’il vient d’introduire n’est pas un voyageur de commerce, c’est un journaliste, Garcin, et son séjour n’est pas temporaire. Il est en enfer, et pour l’éternité. Dans un coin, une sonnette qui ne fait pas son office. Garcin s’étonne de ne pas voir les instruments de torture attribués à l’enfer. Ni tenaille ni poussettes et un bourreau absent. Mais la porte est close, pour toujours.
Un enfer dont la scène est un théâtre
Le garçon d’étage construit le décor à vue. Les bâches plastifiées dévoilent tour à tour un habillage de cheminée qu’il va planter dans un coin de la scène, à l’arrière-plan, et une petite table aux pieds contournés. Une sculpture en bronze prend place sur la cheminée. Nous sommes au théâtre et le décor renvoie à un salon bourgeois manifesté comme tel en même temps qu’il est mis à distance. Garcin est rejoint par deux autres personnages : une ancienne employée des Postes, Inès, et une bourgeoise écervelée et superficielle – du moins le joue-t-elle ainsi lorsqu’elle entre en scène. Un canapé pour chacun, et le tour est joué. Un éclairage uniforme constitué d’une myriade de petites lampes qui descendent du plafond fera le reste. Douées de vie, elles se mettront à tanguer lorsque les nœuds se forment, céderont la place à un éclairage plus froid, une trouée de lumière par laquelle les personnages plongent dans le monde des vivants.
Au croisement de trois histoires personnelles
Les trois personnages qui sont réunis s’étonnent pour certains d’être là, ou feignent de l’être. Garcin, qui animait un journal pacifiste, a voulu s’enfuir et, repris, a été fusillé. Don Juan au grand pied, il a imposé à sa femme la présence de sa maîtresse et l’a contraintes non seulement à entendre leur ébats mais à les servir. Inès, homosexuelle, a « dévoyé » la femme de son cousin, qui est mort écrasé par un tramway. Sa férocité naturelle a poussé sa compagne à ouvrir le gaz qui les a toutes deux tuées. Quant à Estelle, femme d’un mari trop vieux qu’elle a épousé pour fuir la misère, elle a pris un amant, s’est retrouvée enceinte et a tué son bébé en le jetant par la fenêtre, provoquant le suicide de son amant. Ce lot de turpitudes va se dévoiler au grand jour au fil de cette rencontre sans fin qui les met en présence. Si Garcin et Estelle feignent de ne pas savoir pourquoi ils sont là, Inès, elle sait qu’elle est damnée avant même que d’atteindre l’enfer. Maître du jeu, elle a compris que leur enfer, c’est d’être réunis. Garcin voudrait être lavé de sa culpabilité de lâche, Estelle masque son infanticide sous des allures légères et inconséquentes, Inès souffre des refus qu’Estelle oppose à ses avances.
L’enfer, c’est les autres
Tous trois vont se livrer, avec une âpreté et une violence qui va crescendo, à une introspection qui les amène à se voir eux-mêmes. En l’absence de miroirs que comporte la pièce, c'est dans le regard des autres qu’ils se reconnaissent et trouvent leur enfer. Celui-ci est aussi dans la perception qui leur parvient des vivants qu’ils peuvent contempler au sein de leur huis clos. Le reflet que leur renvoie cette vision, ils ne peuvent le maîtriser. Alors ils se replient sur ceux qui restent, essaient de les convaincre. Tous les moyens sont bons, y compris la séduction ou les alliances conjoncturelles. Mais la valse des faux-semblants et des autosatisfactions personnelles cède peu à peu sous les coups de boutoir d’une Inès véhémente, accrocheuse, qui les pousse avec rudesse dans leurs derniers retranchements, les contraint à un déballage sans complaisance où chacun joue sa vie et plus particulièrement ce qu’il voudrait être et qu’il voudrait qu’on croie. Une tension insoutenable qui pousse Garcin à réclamer des tortures « classiques », plus douces que celles de l’esprit. Mais lorsque la possibilité leur est donnée de sortir de là parce que la porte s’ouvre, aucun d’entre eux ne la saisit. Parce que l’enfer est en eux-mêmes, et qu’ils attendent du regard des autres qu’il les lave, les absolve.
Une mise en scène éclairante
Pourquoi monter Huis clos aujourd’hui ? D’abord parce que ces personnages sont de tout temps : une homosexuelle, une femme infanticide, un lâche qui est en même temps un tyran domestique, ce sont des figures qui peuplent nos actualités. Si la pièce a perdu le caractère scandaleux qu’elle avait au moment de sa sortie, elle n’en demeure pas moins une réflexion sur notre responsabilité individuelle sur le cours du monde. Ce n’est pas à l’aune de nos pensées que nous devons nous regarder, affirme Sartre, mais à la mesure de nos actes. Sartre, pour critiqué qu’il a été ou qu’il peut l’être, s’inscrit, avec l’existentialisme, en faux par rapport à un quelconque déterminisme auquel nous ne pourrions échapper. Nous sommes responsables et il nous appartient de changer ce dont nous ne voulons pas. L’engagement est au bout de la route. Et puis c’est du théâtre, et du beau théâtre. Le texte est brillant et les acteurs épatants dans leur implication, dans leur manière d’aller jusqu’au fond des choses, de gratter sous la surface jusqu’à faire apparaître le sang sous la peau. Si l’on rit parfois, on est surtout saisi par la violence de la mise à nu, qui fouaille dans les entrailles et nous prend aux tripes en même temps qu’elle nous fait réfléchir. N’est-ce pas là que réside l’essence du théâtre, entre divertissement et regard sur nous-mêmes ?
Huis clos de Jean-Paul Sartre (Gallimard, Folio)
Mise en scène : Jean-Louis Benoit
Avec : Marianne Basler (Inès), Mathilde Charbonneaux (Estelle), Maxime d’Aboville (Garcin), Antony Cochin (Le garçon d’étage)
Lumières : Jean-Pascal Pracht. Costumes : Marie Sartoux
Collaboration artistique et régie plateau Antony Cochin
Théâtre de l’Épée de bois, Cartoucherie de Vincennes – 75012 Paris
Du 29 janvier au 9 février 2020
Tél : 01 48 08 18 75. Site : www.epeedebois.com
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