20 Janvier 2020
Antonin Artaud n’a cessé de fasciner. Ses contemporains, mais aussi les générations suivantes qui ont vu dans son écriture cathartique une échappée belle du théâtre et de la poésie, une issue possible à la « normalité » du monde. Pour en finir offre une vision puissante de cet homme au seuil de la mort et en proie à ses obsessions, qui livre un dernier combat contre les censures en tout genre.
1948. Antonin Artaud sort de huit années d’internement psychiatrique à l’hôpital de Rodez, et ce n’est pas le premier. Ses amis, Paulhan en tête, le poussent à écrire et décrochent pour lui la commande d’une émission originale destinée aux ondes de la radio française. Artaud écrit Pour en finir avec le jugement de Dieu. L’émission sera censurée et restera enfermée dans les archives de la radio durant plusieurs décennies avant de trouver, à l’issue de son long purgatoire, le chemin des ondes.
Une histoire à rebours
Dans un décor de papiers rageusement froissés comme autant de messages qui ne parviennent plus à s’écrire, un homme gît, à demi nu. Une garde-malade lui caresse doucement la tête. Elle a de la compassion pour cet homme que les intellectuels qui le soutiennent encouragent dans son délire. De la colère aussi quand il sombre et l’apostrophe, quand il vilipende ses proches, dit à travers eux sa haine d’une humanité en perdition et les souffrances qu’elle lui inflige. Messagère du monde extérieur, seul lien qui le rattache encore aux autres, gardienne de sa prison et mater dolorosa tout à la fois, elle lui apporte la nouvelle de l’interdiction de Pour en finir avec le jugement de Dieu. À partir de là, le spectacle remonte le temps. Il part de cette interdiction pour nous replonger dans les dernières années, tourmentées, de la vie d’Artaud. Il met en scène la phase de création de l’émission puis reprend à l’envers le cycle de la vie d’Artaud en remontant jusqu’à sa petite enfance et le long enchaînement des douleurs.
L’ombre d’un homme
L’acteur-auteur-dessinateur est au bout de sa course – il mourra cette année même. Abîmé par les drogues telles que l’opium et la cocaïne, détruit par les séances d’électrochocs qui lui réduisent le cerveau en bouillie – dès son enfance, on le soumet à des courants électriques qu’on fait passer dans son corps pour « soigner » ses maux de tête et sa faculté de voir double –, Artaud n’est plus que l’ombre de celui qui publia en 1938 le Théâtre et son double. Artaud y défendait une révolution théâtrale en rupture totale avec les conceptions naturalistes et réalistes du théâtre. Un théâtre de la cruauté, de la « peste », un souffle incendié et destructeur qui arasait tout sur son passage pour livrer la place à une violence ontologique, primale, venue du plus profond. Présentant une conférence sur le Théâtre et la peste, « il avait, témoignera Anaïs Nin, le visage convulsé d'angoisse [...]. Il nous faisait sentir sa gorge sèche et brûlante, la souffrance, la fièvre, le feu de ses entrailles [...] Il représentait sa propre mort, sa propre crucifixion ». Devant l’incompréhension qu’il suscite, il se révolte dans des termes qui reviendront comme un leitmotiv dans son œuvre : « Ils ne comprennent pas qu'ils sont morts, disait-il. Leur mort est totale, comme une surdité, une cécité. C'est l'agonie que j'ai montrée. La mienne, oui et celle de tous ceux qui vivent. »
Un homme en proie à la maladie
C’est cet homme à demi détruit, mais qui continue de crier dans le désert, que le spectacle présente. En proie à des délires paranoïaques, victime désignée d’un holocauste de la pensée, Artaud souffre et se tord. Il se sent persécuté, poursuivi par les parangons de l’ordre en tout genre, en butte aux traques de la police, aux attaques du pouvoir religieux. Il s’insurge et se révolte. Contre l’Église, machine à castrer. Contre les Américains, coupables selon lui de récolter le sperme de leurs enfants pour fabriquer des petits soldats. Contre les communistes et les révolutionnaires de tout poil. Si ces propos incohérents, hallucinés, ont les allures de l’outrance, ils n’en demeurent pas moins des dénonciations dans lesquelles ont pourrait trouver des résonances aujourd’hui. Artaud se roule dans la fange et s’imprègne d’excréments, les glorifie comme une échappatoire ultime, comme un retour à une vérité première.
Une interprétation au fil du rasoir
Florian Pâque donne du personnage une version habitée. Il incarne avec force et justesse cet homme mangé de l’intérieur, diminué physiquement, aux mains tordues par une douleur sans nom, au regard halluciné, qui s’enfonce peu à peu dans la folie. De celui qui fut un temps le compagnon de route des surréalistes, de l’acteur tourmenté dont la violence naissait de l’intériorisation, dont la diction en dents de scie cassait les mots pour leur faire rendre gorge, leur restituer leur force originelle, il reprend le tourment, les brisures, les fragmentations. Mais il les accommode à sa sauce, à sa manière de percevoir le personnage, les intériorise dans une version qui lui est propre. Le spectateur, sollicité en permanence, est assailli par cette véhémence qui le sort de lui-même, le transporte. Il ressort de là littéralement essoré par cette avalanche de désespoir. Pensif aussi devant cette association du génie et de la folie et ce qu’elle engendre de réflexions quant à la « normalité ».
Pour en finir. Création originale d’après l’émission radiophonique Pour en finir avec le jugement de Dieu d’Antonin Artaud
Texte : Florian Pâque
Mise en scène : Florian Pâque
Avec : Tiphaine Canal et Florian Pâque
Du 18 au 20 février 2020 à 21h
Au Lavoir moderne parisien, 35 rue Léon – 75018 Paris
Tél. 01 46 06 08 05. Site : www.lavoirmoderneparisien.com