9 Avril 2019
Près d’un demi-siècle s’est écoulé depuis que Fassbinder filmait la société allemande en pleine crise. Dans un aller-retour permanent entre passé et présent, le spectacle, qui brouille à plaisir les repères, crée une intéressante dialectique qui nous interroge sur notre position dans l’histoire et vis-à-vis d’elle.
En octobre 1977, des leaders de la Fraction armée rouge sont retrouvés « suicidés » dans leur cellule. En représailles, les membres de la RAF exécutent le patron des patrons. L’enterrement des leaders de la RAF se déroule sous haute surveillance policière. À chaud, avec la volonté de rééquilibrer les images violentes de terrorisme diffusées par les médias, dix réalisateurs créent une contre-information sur le climat politique sous forme d’un film, l’Allemagne en automne, présenté au printemps 1978. Ils s’interrogent sur la pression étatique exercée pour traquer les terroristes et sur la nature d’une démocratie qui emprunte des voies contraires à la démocratie. Rainer Werner Fassbinder fait partie de ces dix-là.
Un film complexe dans une actualité qui ne se laisse pas réduire à de simples slogans
Le film s’ouvre et se clôt sur une réflexion faite en 1945 – « À un certain degré de cruauté, il importe peu de savoir qui en est l’auteur : elle doit seulement cesser ! » – qui trouve un écho dans les deux contextes : la situation de 1945 et celle de 1977. Le film de Fassbinder s’appuie sur deux dialogues : le premier avec son compagnon, où il pointe du doigt les lois anti-terroristes, la répression et les risques auxquels s’expose un couple homosexuel hors norme qui s’adonne à l’alcool et à la drogue ; le second avec sa mère, dans un restaurant, où se débat la question de savoir si, à l’encontre d’un terroriste, on doit appliquer la démocratie ou recourir à la loi du talion. La réponse de Lilo, qui a connu le IIIe Reich, est lourde de sens : « Le mieux, ce serait un maître autoritaire qui serait très bon, gentil et juste. »
Théâtre, années 1970
Sur la scène, un décor typique des années 1970 : tapis à poils longs type moumoute, tables de travail, canapé géométrique avec table basse, un espace ouvert où tout se concentre. Les comédiens sont à l’avenant : blousons de cuir et manteau de peau, jeans ou jupes courtes. Tout au long du spectacle seront projetés des extraits des films de Fassbinder. La silhouette reconnaissable d’Hanna Schygulla, une des actrices fétiches du réalisateur, des séquences de l’Allemagne en automne accompagnent les discussions sans fin clope au bec typiques de l’époque où se débat la question de la forme de l’action politique et de la violence, où se revendique le droit à une sexualité libérée de toute entrave et de tout interdit, où la véhémence devient le mode habituel de dialogue. Il est encore question de refaire le monde et on discute, on débat, on se bat.
De miroir en miroir
Une caméra est installée sur scène. Elle filme le dialogue qui se déroule devant nos yeux et le projette en direct, comme si agir, être et filmer procédait de la même démarche. Comme si le spectacle de la vie pouvait intervenir dans la vie même. Un dialogue où se joue déjà la confusion des personnages et des époques. Laurent Sauvage interpelle l’homme qui lui fait face. « Stan » lui dit-il et l’autre rectifie : « Non, Rainer ! » Dès l’abord, Falk Richter brouille les cartes. De quoi va-t-on parler ? De qui va-t-on parler ? De Fassbinder sans doute, mais encore ? De Stanislas Nordey, comédien et metteur en scène ? De Falk Richter qui, tel un marionnettiste quelque peu déjanté, renvoie en permanence les acteurs à eux-mêmes et à leurs personnages sans qu’il soit possible de démêler qui est qui et qui dit quoi ? On se retrouve dans la position de dire « Nous sommes Charlie » tout aussi bien que « Nous sommes tous des juifs allemands », dans une opposition qui s’amuse d’elle-même en même temps qu’elle s’affirme contre.
Suis-je vraiment Fassbinder ?
Le texte, lui, nous emmène dans les années 1970, bien sûr, dans le sillage d’un Fassbinder homo hard et de son petit ami de l’époque, dans une réflexion sur la violence et son éventuelle justification sur le plan politique, dans ces discussions sans cesse reprises où l’on refaisait le monde, dans la volonté d’agir et la croyance que c’était possible, mais aussi dans une réflexion sur l’Europe et son poids mortifère dans l’Histoire, ses prétentions impérialistes, colonialistes, massacreuses et génocidaires. La question de l’extrême-droite jouxte la violence faite aux femmes, l’homophobie, la xénophobie et le terrorisme. Pas de tabou, pas de parole empêchée, mais pas non plus de solution toute faite, de recette rassurante pour résoudre les problèmes. Faut-il exclure des immigrés, déjà parqués et mis sous surveillance parce que quelques-uns ont dérapé ? Faut-il défendre une identité et si oui, en fonction de quels critères ? Où commence notre liberté et où s’arrête-t-elle ? Ça fuse de partout, ça bouge, ça se mélange dans un désordre iconoclaste et réjouissant malgré quelques longueurs. Ça nous interpelle dans un pot-pourri foutraque où passé et présent se mélangent et ça nous fait rire même si le rire est jaune. Cette liberté de parole et d’être, loin du politiquement correct caractéristique de notre époque et du consensuel qui estompe les aspérités nous redonne tout à coup un souffle d’air. C'est peut-être cela, être Fassbinder. Et ça, ça fait fichtrement du bien.
Je suis Fassbinder texte de Falk Richter traduit par Anne Montfort (L’Arche éd.)
Mise en scène : Stanislas Nordey, Falk Richter
Avec : Judith Henry (Judith), Dea Liane (Dea), Stanislas Nordey (Stanislas), Laurent Sauvage (Laurent), Vinicius Timmerman (Vinicius)
Dramaturgie : Nils Haarmann
Scénographie et costumes : Katrin Hoffmann
Vidéo : Aliocha Van der Avoort
Réalisation décors et costumes : ateliers du Théâtre National de Strasbourg
Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin-Roosevelt – 75008 Paris
Du 5 au 28 avril 2019 à 20h30, dim. 15h, sf lundis et 21 avril
Tél : 01 44 95 98 00. Site : www.theatredurondpoint.fr