8 Février 2019
Choisir de créer un théâtre du geste d’où la parole est bannie n’est pas chose aisée. C’est le pari réussi d’Invisible. À travers l’histoire d’Alexander, petit homme solitaire confit dans sa petite vie, se raconte le monde moderne et la difficulté de communiquer qui le caractérise.
Lorsque la lumière se fait sur le plateau, une baignoire ancienne à pattes de lion s’illumine côté cour. Une forme s’agite au fond de la baignoire. Émergent progressivement des morceaux de corps, un bras, une jambe, une tête avant que ne sorte de l’ombre Monsieur Alexander, qui a élu pour lit cet objet incommode. Mais déjà, dans le noir, derrière la baignoire, s’agite une forme sombre qui semble commenter ce qui se passe. Est-ce l’ombre d’Alexander qui intervient ou un lutin facétieux invisible aux yeux des mortels ? On ne le sait mais on devine que ce double réserve bien des surprises.
Mais qui est donc Monsieur Alexander ?
Le visage blanchi, le nez maquillé de couleur, Alexander est un clown. Pas à la manière de l’Auguste naïf et sans nuance du cirque traditionnel. Pas plus comme le clown blanc qui se moque du premier et dirige les opérations. Il est comme le clone d’une humanité, perdu dans le monde. Il en fera un peu plus dans sa gestuelle que dans la vie courante, mais juste un peu, de quoi marquer le trait sans le rendre lourd. Monsieur Alexander vit seul. Il ne recherche pas le contact, il a peur des autres. Il est bourré de petites manies. Ses chemises sont propres, ses chaussures cirées, ses habits impeccables. Il mesure ses gestes, se déplace sans tourner, par brusques rotations à angle droit. Il remet sans cesse les objets en place, ne laisse rien au hasard. Tout doit rentrer dans les cases, s’inscrire dans le quotidien sans histoire qu’il s’est formé. Lorsqu’il travaille, c’est de la même manière : signaler par un coup de clochette que son travail est prêt, remettre les papiers en tas propre, jeter ceux qui doivent l’être soigneusement dans la poubelle.
Un Invisible plein d’imprévus
Mais voici que l’ombre, jusque là seulement présente, épousant les mouvements d’Alexander en mettant en lumière le ridicule de ses manies, prend de l’assurance. La voici qui s’impose, perturbe la gestuelle invariante d’Alexander, s’introduit dans son histoire. Cela commence au bureau, quand elle déverse au fur et à mesure et à rythme de plus en plus accéléré des papiers froissés qu’Alexander doit, évidemment, mettre dans la corbeille jusqu’à en être perdu, désorienté, quand elle joue, de manière analogue, avec sa clochette. Rien ne va plus. Stupeur et tremblements pour notre petit bonhomme qui ne sait plus où il en est… À partir de là, le bel ordonnancement de sa vie bien rangée se dérègle. Le petit homme fait l’apprentissage – difficile et jalonné d’embûches – de la communication avec autrui, son Invisible d’abord puis le monde extérieur. Invisible l’entraîne dans un maelström mouvementé au fil des rues, lui fait perdre ses repères. Mais la fermeture sur soi a la vie dure. La solitude reparaît au coin du bois, laissant en suspens la question de savoir si quelque chose a changé de manière irrémédiable dans la vie d’Alexander.
Une osmose parfaite entre geste, musique, vidéo et espace
Au-delà de l’histoire, la manière de raconter est époustouflante. La musique du Chapelier Fou – si bien nommé pour ce spectacle où l’imaginaire règne en maître – emprunte à tous les styles, techno comprise, pour créer un univers où bruits et musique s’interpénètrent pour scander l’action. Le jeu des Invisibles – on voit parfois apparaître quatre mains, ou des pieds incongrus – tient du monte-en-l’air nocturne en exploration sur les toits, avançant précautionneusement et en catimini, mâtiné d’expressions du visage qui disent le rire et la facétie. C’est un régal de voir apparaître, sur les blocs blancs du décor, des mains noires qui s’agitent avant que n’apparaisse la silhouette entière. Quant à Alexander, avec une économie de gestes et d’expressions remarquable, il nous entraîne dans l’univers de ce personnage enfermé en lui-même, qui aimerait bien parfois mais ne peut pas, s’abandonne avant de se reprendre, hésite à se laisser aller, à lâcher prise. On oscille du mime au théâtre d’ombre quand les panneaux de tissu se font écran sur lequel apparaissent en relief des formes situées en arrière-plan ou à la représentation de l’espace mental lorsque des yeux immenses viennent surveiller l’action ou que l’invisible se lance à l’assaut d’un Alexander complètement perdu dans cet univers devenu fou qui lui échappe. Et lorsque le monde extérieur fait irruption dans la vie d’Alexander, la baignoire poussée par Invisible devient véhicule parcourant une vidéo de rue qui se déplace en mouvement au rythme de la course d’Invisible, ralentissant lorsqu’il ralentit, s’arrêtant lorsqu’il immobilise la baignoire.
La beauté des images est au rendez-vous de cette symphonie millimétrée des sens dépourvue de parole. Il suffit de se laisser entraîner dans l’univers multiforme et en perpétuelle métamorphose du spectacle…
Invisible. Création collective de Tonnerre de singe
Mise en scène : Thibaut Garçon
Musique : Chapelier Fou
Réalisation vidéo : Nicolas Lebecque
Avec : Philippe Papini (Alexander), Nicolas Perruchon (Invisible) et Thibaut Garçon (Monsieur Tout-le-monde)
Du 6 au 10 février 2019 à 20h00, dimanche à 16h00
Au Lavoir moderne parisien, 35 rue Léon – 75018 Paris
Tél. 01 46 06 08 05. Site : www.lavoirmoderneparisien.com