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Arts-chipels.fr

Mais n’te promène donc pas toute nue. Un vaudeville au galop, tout en glissements et en dérapages (in)contrôlés

Mais n’te promène donc pas toute nue. Un vaudeville au galop, tout en glissements et en dérapages (in)contrôlés

Monter Feydeau en 2018 en l’extrayant des cadres étroits de la comédie de boulevard pour le transformer en une critique acerbe sous forme de jeu de massacre, tel est le pari engagé par Charly Marty dans cette mise en scène déjantée qui ajoute au vaudeville une dose de no future savoureuse à destination de notre temps.

À notre entrée dans la salle deux comédiens se tiennent à l’avant-scène, portant un immense drap sur lequel est inscrit : « Si vous n’aimez pas Feydeau, il ne vous aime pas non plus ». Le ton est donné : nous sommes dans le registre du burlesque grinçant, à l’époque contemporaine. Il ne reste plus qu’à suivre le fil pour savoir où il va nous mener.

Lorsque les comédiens s’effacent pour nous dévoiler le décor, des éléments disparates apparaissent. Certains disent les années cinquante alors que les deux sofas aux formes arrondies et de couleur jaune orangé renvoient à la décennie suivante. Au mur, une fausse odalisque d’Ingres nous fait de l’œil. Deux portes brutes de tout traitement, prêtes à poser, sont disposées pour marquer les changements de lieu tandis qu’un des comédiens débite les didascalies de l’œuvre d’origine, décrivant un intérieur bourgeois à la charnière des XIXe et XXe siècles. Derrière, sur le mur nu du fond du théâtre, apparaissent les matériaux de scène qu’on cache habituellement à la vue du public. Décalage-décalage…

(c) Ludo Leleu

(c) Ludo Leleu

Lire Feydeau aujourd’hui

Si l’on joue Feydeau encore aujourd’hui, ce n’est pas un hasard. L’homme possède un sens du théâtre hors du commun. Menées à un rythme souvent échevelé, ses comédies de mœurs maintiennent le spectateur en haleine du début à la fin. Ça rentre, ça sort à rythme accéléré comme dans un vieux film muet, ça change sans cesse. Ça se balance des vérités à la figure avec une férocité sans égale, ça joue des quiproquos, des retournements de situation, des doubles sens, des ambiguïtés avec une jubilation qui laisse le spectateur privé de souffle devant ce comique de situation mené à train d’enfer. Il y a chez Feydeau un sens du théâtre, pur, que peu d’auteurs dramatiques possèdent à ce point. Mais il y a aussi les petits travers que notre homme dénonce. La bourgeoisie de son temps, avec ses hypocrisies et ses faux-semblants constitue une cible de choix qu’il égratigne sans pitié et dont il dévoile la vérité cachée derrière les apparences de bonne éducation et de respectabilité. Aussi, même si ses pièces révèlent une misogynie latente – aurait-il écrit différemment aujourd’hui,  alors que les femmes ne sont plus les potiches oisives et cancanières qu’il décrit, on peut l’espérer – relire Feydeau, c’est se plonger avec délectation dans les turpitudes des apparences sociales qui sont de tous les temps et de tous les bords.

(c) Ludo Leleu

(c) Ludo Leleu

Une relecture résolument contemporaine

Charly Marty situe cette pièce écrite en 1911 dans l’univers de la fin des années 1960, au moment où tout bascule et où les valeurs d’une société bourgeoise et compassée qui se reproduit à l’infini sont violemment contestées et remises en question. Ce député qui se lamente que sa femme circule en petite tenue au nez et à la barbe des visiteurs « établis » qui la regardent, évidemment, d’un air concupiscent, dit la fin d’un monde. La situation bat en brèche le « ne-me-touche-pas » des interdits, la nudité fait valser les oripeaux sociaux. La respectabilité se délite sous les coups de boutoir d’une revendication de liberté individuelle, portée, exceptionnellement chez Feydeau, par une femme, tandis que le monde extérieur est en proie – sirènes hurlantes, fumées des lacrymogènes et projecteurs dans la nuit – au chaos. Le décor s’effondre, les apparences sont englouties dans ce jeu de massacre qui abat les valeurs du monde ancien. Charly Marty va plus loin encore dans cette traversée iconoclaste du temps. Dans un lent ballet ralenti, qui aurait mérité d’être plus resserré, il déborde sur les années contemporaines dans une ambiance d’apocalypse. Les corps se mélangent, hommes et femme réunis, mais aussi hommes entre eux dans un désordre visionnaire. La guêpe qui, en plantant son aiguillon dans le postérieur de la dame, a provoqué ces catastrophes en cascade, vibrionne autour d’eux, comme pour contempler son œuvre – pas folle la guêpe.

(c) Ludo Leleu

(c) Ludo Leleu

Des comédiens épatants

Les acteurs sont « à donf » dans cette comédie où non-sens et absurde prennent la plus belle part. Ils s’invectivent comme si leur vie en dépendait, se balancent leurs vérités à la figure avec une hargne réjouissante. Ils enjambent les canapés, renversent les objets, outrent leurs comportements pour mimer le bourgeois bon teint soucieux du qu’en-dira-t’on devant une scène « so shocking » ou le mâle en rut que les tenues affriolantes de la maîtresse de maison affolent. Quant à Camille Roy, elle est époustouflante en meneuse de jeu vindicative qui impose à tous sa liberté de femme, aguicheuse, provocante, jouant sur tous les tableaux, pratiquant à l’envi le double sens et l’ambiguïté. Même si on s’éloigne de Feydeau dans cette traversée qui couvre un siècle entier, les libertés que prend la mise en scène ajoutent au plaisir de la comédie vaudevillesque. On se glisse sans mal dans cette farce grinçante d’un monde qui se défait portraituré au vitriol et on rit beaucoup. N’est-ce pas là l’une des fonctions essentielles du théâtre que de nous montrer le théâtre du monde et le monde comme un théâtre ?

Mais n’te promène donc pas toute nue, de Georges Feydeau

Mise en scène : Charly Marty

Avec : Charles-Antoine Sanchez (M. Ventroux), Camille Roy (Clarisse), Yannick Landrein (M. Hochepaix), Simon Vincent (Victor, le domestique), Mathieu Barché (Romain de Jaival, le journaliste) et les voix de Marie-Thé Lévêque et Jacqueline Marty.

Comédie de Picardie – 62, rue des Jacobins – 80000 Amiens

Tél. 03 22 22 20 20. Site : www.comediedepic.com

Les mardi 18 et mercredi 19décembre à 19h30, le jeudi 20 à 20h30

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