6 Octobre 2018
Le dernier roman d’Émile Ajar qui conte les tribulations burlesques d’un chauffeur de taxi embringué dans la vie d’un ex-virtuose du pantalon devenu bienfaiteur de l’humanité distille une immense tendresse et beaucoup d’émotion.
Il se nomme Salomon Rubinstein, ce client toujours tiré à quatre épingles dont Jean hérite dans son taxi par hasard. Mais lui ne fait pas de musique, comme son prodigieux homonyme, même si ses parents, famille juive oblige, l’ont installé au piano onze heures par jour. Jean, lui, est un p’tit gars parisien, un peu gueule de voyou et gueule d’amour, un autodidacte appliqué lecteur de dictionnaires – c’est là qu’on apprend le plus, pense-t-il. Il fréquente librairies et bibliothèques à la recherche de l’article encore inconnu qui lui permettra d’acquérir ce savoir qu’il est si avide de posséder. Entre les deux personnages la relation dépasse bien vite le niveau de la rencontre fortuite.
Qui suis-je, d’où viens-je, où cours-je ?
Des vies entières se dessinent au travers de leurs échanges. Les ambitions de ses parents une fois tuées dans l’œuf quant à sa carrière de musicien, Salomon a trouvé dans le prêt-à-porter son degré d’excellence. Il est ici question d’habit, comme de la peau qui nous abrite et nous révèle – chacun a la culotte qu’il peut dans le jeu social. Au moment où Jean le trouve sur son chemin, Salomon a dépassé les quatre-vingts printemps. Sa vie est écrite mais il s’accroche. « Je tiens à vous dire, mes jeunes amis, dit-il, que je n'ai pas échappé aux nazis pendant quatre ans, à la Gestapo, à la déportation, aux rafles pour le Vél'd'Hiv', aux chambres à gaz et à l'extermination pour me laisser faire par une quelconque mort dite naturelle de troisième ordre, sous de miteux prétextes physiologiques. Les meilleurs ne sont pas parvenus à m'avoir, alors vous pensez qu'on ne m'aura pas par la routine. »
Salomon s’emploie « prodiguer ses largesses à ceux qui n’y croient plus » Il héberge dans son appartement une association humanitaire qui répond aux détresses individuelles en créant du lien – une certaine ironie lorsqu’on sait qu’un an après la publication du roman, Gary choisira de se suicider. Est-ce parce que Salomon a passé toute la guerre, terré au fond d’une cave, qu’il éprouve le besoin d’aider les autres ? Comment répondre à la solitude dont souffrent les « clients » de l’association dans la grande forêt de l’humanité ? Si l’on choisit le verre à moitié vide, elle est isolement au milieu de milliards d’autres, semblables. Si l’on contemple le liquide qui oscille doucement dans le verre, c’est appartenir à la grande famille des humains et n’être plus tout seul. Changez le point de vue et le monde change. Alors Monsieur Salomon, dit Ajar-Gary, a décidé d’intervenir. Il se pique de donner des leçons à Dieu. De rectifier ce qui a été agencé de travers. C’est pourquoi il a accolé à son nom la mention d’« Esquire », gage de respectabilité.
Jean, de son côté, s’est associé avec deux copains pour fonder sa compagnie de taxi – c’est-à-dire le véhicule qu’il conduit et dont il espère, forcément, la richesse. L’espérance est son lot mais il lui manque un million et demi pour boucler son affaire. Aussi, quand Monsieur Salomon les lui propose en échange de courses à faire dans Paris, il accepte avec empressement. Non content d’escorter le vieillard – ma foi encore bien vert et toujours en recherche de l’âme sœur – dans ses courses parisiennes, il s’en fait aussi le commissionnaire et le messager.
L’énigme du roi Salomon
Ce qui fait bouger Salomon avec cette obstination infatigable, Jean le découvre progressivement, au fil des paniers de fruits et autres douceurs qu’il livre dans Paris à ceux qui sont dans la peine ou dans le besoin. Car Monsieur Salomon a un secret… une ancienne chanteuse, qui a interrompu sa carrière à la fin de la guerre (la Seconde). Fleurs, fruits séchés, bal, parties de canotage, il offre à la goualeuse par le truchement de Jean du baume à mettre sur ses plaies. Il faut dire qu’elle est haute en couleurs, Cora Lamenaire, la chanteuse réaliste. Elle a la gouaille de la Parisienne de souche, le timbre éraillé et le franc-parler d’une femme qui a vécu, l’humour qu’elle promène sur sa peau fatiguée mais encore point complètement décatie. De titi parisien à titi parisien, on se reconnaît – forcément, on est famille ! – et Cora se met en tête de cornaquer Jean, emporté par le mouvement qui finit par le jeter dans les bras de cette femme un peu déglinguée mais tellement vivante. Jean n’en demeure pas moins l’émissaire de Salomon. Entre ce dernier et Cora, un lien existe, que le roi justicier veut taire, qu’il occulte même soigneusement. Il est lié aux années de guerre. S’il protège la chanteuse, l’entretient, il s’en tient à l’écart. La suite permettra évidemment de découvrir l’histoire qui les relie et les raisons pour lesquelles il maintient la distance.
La romance du vieux Paris
Dans le Paris du temps de l’Amoco Cadix, les années 1970, se retrouve un écho du vieux Paris : sa faune cosmopolite fait résonner dans les rues des accents américains ou méridionaux, le souvenir des vieux airs qu’on chante le long des rues et qui traînent en fond sonore dans le brouhaha de l’activité incessante de la ville. Paris, c’est aussi, bien sûr, l’amour, toujours. Et Jean n’échappe pas à la règle. Dans les lieux de lecture qu’il fréquente, il rencontre une belle. Il l’épie, va et vient autour d’elle. Un sourire, une phrase, un brin de causette, puis un peu plus, et de fil en aiguille on va plus loin, on se reconnaît, on se rapproche. L’amour naissant croise l’amour refoulé de Salomon pour Cora, cet amour qu’il se refuse à accepter rapport aux années de guerre. Mais le cœur, c’est toujours bête, comme le dit Jean, « Quand on n’a pas le cœur bête, c’est qu’on n’a pas de cœur. »
Un comédien polymorphe et habité
Passant d’un personnage à l’autre au détour d’une phrase, infatigable et toujours en mouvement dans le labyrinthe d’un décor qui n’est que le lieu d’une circulation qui va de l’appartement de Salomon à celui de Cora, du bar à l’espace de la rue quand il n’est pas le véhicule que Jean conduit ou le bateau dans lequel il rame pour accompagner Cora, Bruno Abraham-Kremer parcourt toute la gamme des personnages avec une aisance stupéfiante. Il se glisse dans le gant de cette langue populaire et savoureuse réinventée par Romain Gary, y promène sa gouaille et son humanité. Une joie profonde, un plaisir de jouer le texte émane de sa présence, qu’il communique au spectateur. On oscille entre le rire, l’attendrissement et les larmes. On se laisse prendre à l’humour acide de Romain Gary, on reconnaît la tendresse derrière ce mélo tragi-comique qui s’apparente à une complainte populaire. On rit au bord des larmes, on se laisse prendre à la poésie qui sourd du texte sans qu’on le force et l’on sort requinqué. La grande force de Bruno Abraham-Kremer, c’est de nous livrer près de deux heures durant avec une apparente simplicité qui sonne comme une évidence la force de ce texte empreint d’une humanité profonde, sans grands discours mais dans un être-là qui nous réchauffe le cœur.
L’Angoisse du roi Salomon d’après le roman de Romain Gary-Émile Ajar (éd. Gallimard)
Mise en scène et adaptation : Bruno Abraham-Kremer et Corine Juresco
Avec : Bruno Abraham-Kremer
Scénographie : Jean Haas
Jusqu’au 21 octobre 2018, du mardi au samedi, 19h
Théâtre Le Lucernaire – 53 rue Notre-Dame-des-Champs – 75006 Paris
Tél. 04 42 22 66 87. Site : www.lucernaire.fr