17 Octobre 2018
Il arrive qu’à vouloir trop signifier on perde l’essentiel. C’est un peu ce qui arrive à ce spectacle dont le texte, magnifique, perd parfois de sa force dans la volonté de la mise en scène de caricaturer les travers de notre société du spectacle. Il laisse néanmoins le spectateur pantelant, le souffle court devant l’immensité du désespoir qui enferme les personnages dans une gangue inextricable.
Dans un futur proche qui ressemble furieusement au présent de l’Amérique qui se serait, tout à coup, mis à déraper de manière incontrôlable, des personnages sont en cure de désintoxication. Alcoolisme, drogue, inhalation de toutes substances pourvu qu’elles les fassent décoller les ont amenés là. Ils ont été avocats, cadres, viennent de bonnes familles, ont été « normaux » avant que la fissure qu’ils portaient ne devienne le gouffre qui les engloutit. Il faut dire que l’environnement n’y est pas pour rien. Publicités bombardées à outrance, pépées bien roulées vantant des hamburgers dégoulinants, armes amoureusement caressées, scènes de violence accumulées se répandent sur l’écran qui nous fait face tandis que le fond sonore, agressif, nous arrache la tête. Alors, ils ont craqué, ces gens, et se retrouvent en « cure » à Ennet House, un centre de désintoxication où les médecins ne sont plus que des marionnettes déjantées, au maquillage outrancier, incapables d’entendre la souffrance que portent les personnages, où les malades et leurs soignants rejouent à l’infini la comédie tragique d’une émission de télé-réalité.
Une petite flaque dans un océan
L’Infinie comédie de David Foster Wallace ne comptait pas moins de quinze cents pages pour décrire ce monde en déshérence, pour dresser le portrait au vitriol de la société américaine. Laurent Laffargue choisit, dans le maelström polymorphe du roman, de centrer son propos sur l’addiction. Et le marigot est glauque à souhait. Drogués en désintoxication qui consomment en se cachant tout ce qui leur tombe sous la main, alcooliques qui voudraient bien se repentir sans y parvenir, accros de toute sorte qui demandent désespérément qu’on les aide, ils sont implorants, timides, veules, cachottiers, infantiles. Ils se détruisent en silence faute de pouvoir résoudre leur problème. Beaucoup portent en eux les séquelles d’une enfance perturbée, marquée d’attouchement et de viols. Débris d’humanité devenus jouets de la violence environnante, ils se débattent en sachant que pour eux, cependant, tout est foutu.
Une mise en scène qui gratte le fond du désespoir
Toute en ruptures, en brusques accès d’agressions sonores, en soudaines montées de violence, la mise en scène joue la surenchère. Nous nous trouvons dans un reality show, brossé à gros traits outranciers. Le médecin devient gamine à couettes aux traits soulignés par un maquillage gothique et criard, qui se métamorphose en star de hard rock pour les besoins de la cause. Les effets sont théâtraux, surjoués, rendus plus insupportables encore par le recours permanent à une sonorisation des voix qui déchire les oreilles. La cacophonie règne. Dans cette société du spectacle dans laquelle se débattent les personnages, ceux-ci n’ont plus d’autre réalité que l’appendice que leur offre le micro. On frise l’insupportable tant la caricature est appuyée, le trait forcé, jusqu’à ce qu’un long monologue émerge de cette terrifiante peinture noire jalonnée de fumettes et de piquouses. Un être en perdition se raconte, décrit la lente descente aux enfers qui le mène de la drogue aux flacons pour la toux emplis de codéine avant de sombrer, encore et toujours plus profond. Antoine Basler nous offre là un magnifique et long solo, tout en nuances, qui accompagne comme en un ralenti cinématographique la chute, image par image, du personnage. L’intensité avec laquelle il habite cet être déchu, sans espoir, fait entendre tout à coup la sombre magnificence baroque du texte, son explosion poétique toute en images disparates et désaccordées. On écoute le silence qui tout à coup s’installe et d’où s’échappe la poignante mélodie d’une humanité en déroute.
Jester Show d’après l’Infinie comédie de David Foster Wallace, traduit de l’anglais américain par Francis Kerline (éd. de l’Olivier, 2017, pour la langue française)
Adaptation, mise en scène, scénographie et costumes : Laurent Laffargue
Avec : Antoine Basler, Déborah Joslin
Du 16 octobre au 3 novembre 2018, du mardi au samedi, 21h30
Les Déchargeurs – 3 rue des Déchargeurs – 75001 Paris
Tél. 01 42 36 00 50. Site : www.lesdechargeurs.fr