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La Nuit du bûcher. Une Inquisition au parfum de socialisme.

La Nuit du bûcher. Une Inquisition au parfum de socialisme.

Le Hongrois Sándor Márai propose, depuis son exil américain, une vision très aiguë du processus totalitaire, qui convoque aussi bien la rigueur implacable de l’Inquisition que l’Archipel du Goulag ou Grand-peur et misère du IIIe Reich de Bertold Brecht.

Un jeune carme d’Ávila est envoyé à Rome pour parfaire son « éducation » en tant qu’inquisiteur. Il y rencontre la fine fleur de l’Inquisition et découvre les degrés d’hérésie instaurés par le système et la hiérarchie mise au service d’une traque impitoyable qui pratique aussi bien la torture physique que la pression psychologique.

Sur les voies tortueuses de l’Inquisition

C’est par le biais d’un récit à la première personne que Sándor Márai nous fait pénétrer dans le monde de l’Inquisition à la toute fin du XVIe siècle. Aiguillonnée par le développement du protestantisme d’un côté, du calvinisme de l’autre, l’Église catholique a mis en place des moyens de répression impitoyables au travers de l’Inquisition. Ce jeune carme espagnol est partie prenante de ce système, qui vise selon lui à sauver les âmes, fût-ce en utilisant les moyens les plus violents, les plus inhumains. Fasciné et convaincu de la nécessité de traquer sans relâche l’hérésie, quelles que soient les méthodes employées, il décrit par le menu les techniques mises en œuvre pour « sauver » ces âmes en perdition et leur permettre de rejoindre, dans le feu des bûchers, par la pendaison ou la décapitation selon les cas, l’éternité du Seigneur.

Au-delà des tortures physiques infligées aux corps, il décrit la pression morale exercée sur les « hérétiques », les menaces prévisibles pour leurs proches en cas de non-repentance, les voies tortueuses de la dénonciation, utilisant aussi bien le témoignage d’enfants innocents à qui l’on fait dire ce que l’on veut entendre, que les accusations de voisins ou de membres de la famille proche, envieux ou revanchards. Tout est bon pain pour l’Inquisition, qui n’a de cesse de traquer, au-delà des comportements, la pensée même.

Le récit qu’en fait le carme consentant donne le frisson. On y retrouve les acquiescements de toutes tendances qui ont fait le lit des totalitarismes, les certitudes qui ont condamné, au nom de la « justice » et des idéologies, des milliers d’hommes à la mort ou à la déportation, les lavages de cerveau qui ont tristement jalonné l’histoire de l’humanité. L’absence de distance affichée renforce d’autant la violence de cette peinture qui évite la description minutieuse des tortures infligées et lui donne, a contrario, une force qu’on prend de plein fouet.

Le chemin d’une prise de conscience

Voilà que près de son retour à Ávila, notre jeune carme demande à dépasser les récits des membres de l’Inquisition pour assister, de visu, à l’une des séances qui visent, après les procès et la condamnation, à « sauver » l’âme du condamné. Justement, celui-ci est un irréductible. Giordano Bruno a philosophiquement postulé l’existence d’autres mondes à côté du nôtre et remis de ce fait en question l’existence du système qui place la Terre au centre et le Soleil en rotation autour d’elle. Que devient Dieu dans cet ensemble ? Que devient l’homme créé par Dieu à son image ? En dépit de toutes les pressions, physiques et psychologiques, Giordano Bruno tient bon, campe sur ses positions, refuse d’abjurer ses croyances. Il fera de même au moment de sa mort, contemplant ses tortionnaires avec mépris du haut de ses certitudes. Cette obstination, indifférente à toutes les tentatives de faire plier la pensée, provoqueront chez l’inquisiteur en formation un refus de souscrire au système et son exil dans la Genève calviniste sur laquelle il porte un regard aussi critique que celui qu’il pose sur les excès du catholicisme.

Quoique nous en ayons fini, du moins provisoirement en Europe, avec les idéologies de tout poil, ce roman, écrit en 1974, nous fait garder en mémoire que ce processus existe encore dans d’autres lieux, que la menace du totalitarisme n’est pas si éloignée, encore aujourd’hui, dans nos sociétés et que la vigilance contre tous les empêcheurs de penser en liberté reste de mise.

La Nuit du bûcher de Sándor Márai, traduit du hongrois par Catherine Fay (Livre de poche © Albin Michel 2015 pour la traduction française)

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