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Arts-chipels.fr

Éléphants. Un brûlot du XVIe siècle en visite sur des terres contemporaines

(c) Sylvain Vesco

(c) Sylvain Vesco

Le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie s’attaque à la responsabilité individuelle de chacun dans l’asservissement et dans la dépendance à un pouvoir tyrannique. Il trouve une étrange résonnance aujourd’hui. Entre modernité et texte original, l’adaptation de Ludovic Pouzerate nous rappelle à quel point cette réflexion politique d’un homme de la Renaissance conserve toute son actualité aujourd’hui.

La Boétie est un jeune étudiant en droit de dix-huit ans lors qu’il compose le Discours, vers 1546-1548. Ce court texte manuscrit est publié, après sa mort, d’abord en latin puis en français à l’instigation du mouvement monarchomaque, animé en France par des protestants, qui prône le droit à la résistance quand un monarque se fait tyran – cette publication lui vaudra de n’être pas cité dans ses Essais par Montaigne, pourtant son ami, de crainte de passer pour un calviniste.

Une analyse décoiffante

Le texte a pour propos d’alimenter la réflexion sur le thème de la servitude et de la liberté. Prenant ses exemples dans l’Antiquité afin d’éviter de possibles poursuites, l’auteur s’interroge sur ce qui fait le pouvoir des tyrans, sur quoi il repose. Le massacre de la Saint-Barthélemy n’est pas loin et la répression qu’exerce François Ier sur les populations hostiles à sa politique d’unification de la gabelle forment un soubassement nourricier à cette réflexion de haute tenue. Rousseauiste avant la lettre, La Boétie postule que l’homme naît libre avant d’être perverti et s’interroge sur les raisons de la perte de cette liberté, ce qui l’entraîne à définir l’origine et la nature de la tyrannie (conquise, héritée, plébiscitée) et à réfléchir sur les raisons de sa pérennité : la pyramide des compromissions qui se construit, qu’elle passe par l’intérêt matériel ou le miroir aux alouettes d’un opium du peuple fait de jeux et de divertissements,  et la servitude volontaire qui en est le corollaire. Réfléchissant sur les moyens de sortir de cet esclavage volontaire, La Boétie prône une attitude qui se rapproche de la résistance passive qui sera plus tard mise en pratique par le philosophe naturaliste et abolitionniste Henry David Thoreau ou par le Mahatma Gandhi.

Pour dégager le pouvoir éminemment subversif de ce texte qui met en avant la responsabilité individuelle dans l’évolution de l’histoire politique et dans la dialectique entre tyrans et assujettis – on ne peut s’empêcher de penser à Hegel –, Ludovic Pouzerate fait le choix d’une modernisation de la langue, d’un « durcissement » du discours pour en dégager le caractère incisif, et de l’introduction d’une terminologie contemporaine. Loin d’être une trahison, ce traitement vise à « retrouver l’intention première, la vibration originelle ».

Pourquoi Éléphants ?

Rien n’explicite ce titre. Est-ce une référence à cette vieille légende indienne, comme me le faisait remarquer une amie, qui veut que plusieurs aveugles se soient trouvés auprès d’un éléphant ? Chacun d’entre eux tâte une partie de l’animal, qui la patte, qui la queue, qui la trompe… Lorsqu’on leur demande quelle est la nature de l’éléphant, à quoi il ressemble, l’un donne une description de la patte, l’autre de la queue, l’autre encore de la trompe. Évidemment aucun d’entre eux n’est dans le vrai. Il ne donne de la réalité qu’une vision parcellaire, sa propre perception. La parabole est éclairante sur la manière dont nous analysons la réalité. Nous n’en voyons qu’une partie par un petit bout de la lorgnette quand il faudrait percevoir le tout. Peut-être Éléphants cherche-t-il cela : percevoir, dans l’aller-retour entre la Boétie et notre époque, toute la complexité du propos et en éclairer les multiples facettes…

Éléphants. Un brûlot du XVIe siècle en visite sur des terres contemporaines

La « performance apéro » d’une vie intérieure

Ainsi se définit le spectacle.  Lorsqu’on pénètre dans la salle, la grande scène semble vide. N’y trouvent place que les instruments de musique et une chaise sans qualité. En face, installées en gradins, de petites tables entourées de chaises sont disposées, comme au cabaret. Le spectateur qui entre est d’ailleurs convié à boire un verre et à s’attabler. On y retrouve la proximité qu’on aurait avec un chansonnier, l’un de ces one-man shows où l’acteur sur scène interpelle le public, le prend à partie, l’introduit dans le spectacle. La scène a beau sembler immense, une certaine intimité rassemble spectateurs et acteurs.

Nous allons assister, de la part de l’acteur adaptateur et metteur en scène, à une sorte de lecture intérieure, pour soi, à un moment privilégié où il fait un retour sur lui-même, où il entre dans la réflexion. Une première démarche de retour vers soi pour s’approprier une pensée, s’en nourrir, la comprendre de l’intérieur. Sur scène cet homme du dedans et du dehors ne regarde que rarement le public parce qu’il chemine à l’intérieur de lui-même. Il nous livre une « incarnation théâtrale » qui est comme un anti-théâtre. Pas de jeu de lumière, un texte énoncé en en faisant jouer toutes les articulations de la phrase mais sans intentionnalité, sans emphase, juste pour la faire bien comprendre. Pas de recherche du spectaculaire, pas d’inflation dramatique. Un texte qu’on laisse à entendre avec clarté.

Une démarche individuelle qui se transforme en spectacle

En même temps ce n’est pas seulement un texte du XVIe siècle qu’on écoute. C’est notre temps qui résonne en lui à travers la musique rock-punk créée en live sur scène par Besoin Dead et qui accompagne le texte : une batterie, deux guitares disposées à l’horizontale et préparées en percussion, des accessoires comme un ventilateur de poche pour faire surgir des sons nouveaux. Et un micro dont s’empare parfois le comédien. La musique ponctue, crée des pauses, laisse au spectateur le temps de la réflexion, le temps de mesurer la portée des propos qui lui sont livrés, le temps de rentrer, lui aussi, en lui-même.

Ainsi, les résonnances d’aujourd’hui s’ajoutent au plaisir de la découverte ou de la redécouverte de ce texte, plagié par Marat dans les Chaînes de l’esclavage, salué par Lamennais au XIXe siècle, repris par Bergson, Simone Weil, puis Wilhelm Reich, Deleuze et Guattari qui font, en particulier dans l’Anti-Œdipe, de la servitude volontaire l’une des grandes questions de la philosophie politique, ou Nizan qui dans les Chiens de garde, met l’accent, dans la pérennité de cette servitude, sur la complicité des intellectuels et des philosophes.

Éléphants, d’après le Discours de la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie

Adaptation, réécriture et mise en scène : Ludovic Pouzerate

Avec : Ludovic Pouzerate et Besoin Dead

Musique : Besoin Dead

Du mardi 10 au vendredi 13 juillet 2018 à 19h

Maison des métallos – 94, rue Jean-Pierre Timbaud – 75011 Paris

Tél. 01 47 00 25 20. Site : www.maisondesmetallos.paris

En tournée

Du 7 au 9 novembre 2018 : Théâtre du Beauvaisis

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