19 Mars 2018
Junko Okasaki proposait salle Gaveau, le samedi 17 mars, une soirée Chopin s’appuyant sur les quatre Ballades du compositeur entre lesquelles venaient s’insérer des morceaux divers dans leur forme comme dans leur ton. Une agréable soirée musicale toute en finesse et en délicatesse.
Imaginez une petite dame menue, plus toute jeune, revêtue d’une longue robe façon kimono de soie rouge carmin que vient maintenir une large ceinture brodée dans les tons dorés. Elle avance à petits pas, salue sans trop s’y attarder comme si tous ces tralalas lui paraissaient un peu inutiles et par trop ostentatoires. Son programme ? Autour des quatre Ballades de Chopin, deux Nocturnes, une Étude, une Mazurka et deux morceaux isolés dans la carrière du compositeur : une Barcarolle et une Berceuse, le tout construit comme une alternance de moments doux et pathétiques conduisant inéluctablement vers les dernières œuvres.
Ineffable Chopin
Nul mieux que Chopin n’a su rendre la difficulté d’être et cette alternance de joies, de mélancolie et de passion. La tension dramatique surgit au détour du chemin, elle enfle et éclate avant de retomber et de laisser place au délié merveilleux de la musicalité qui s’exprime. Point ici de musicien souffreteux qui traîne sa phtisie mais la force de la mélodie qui porte et emporte, traversée par la violence d’une révolte qui vient du plus profond et emprunte les voies de l’exil et les souvenirs du pays enfui. La musique de Chopin, c’est comme un songe qu’on poursuit et qui nous promène de paysage en paysage au gré des humeurs sombres ou élégiaques de l’artiste. On reste suspendu à un accent qui s’élève, on navigue sur les eaux lentes des flots qui se plissent soudain pour exprimer la colère et l’urgence, tout aussitôt remplacées par une légèreté aérienne que la gravité ne quitte jamais tout à fait. L’onde s’enfle et reflue sans cesse et nous voilà fétus soulevés par le vent, emportés au gré du galop du clavier ou en suspension au-dessus de ces accords prononcés à voix douce. Cette musique a quelque chose de la voix humaine, elle se tord parfois, déraille, recule, hésite avant de s’élever, claire, dans l’air du soir…
De grandes douleurs à demi-voix
Les quatre Ballades, même dans leur alternance mineur-majeur-majeur-mineur, ont en commun que la tristesse n’est jamais très loin. Elle se pend au moindre mouvement de basques, s’accroche aux grappes de notes comme un bruit de fond persistant qui émerge, roule au fond de la mélodie, se développe dans les descentes vertigineuses qui précipitent la musique vers les graves du clavier. Le carillon délicat qui ouvre la quatrième Ballade, tout en retenue, est une préciosité musicale. Le développement polyphonique qui le suit et mêle deux mélodies qu’il entrelace et déploie est un petit miracle de la composition. Quant au final qui fait succéder à plusieurs reprises la frénésie au presque silence, il charrie tant d’émotion qu’on fait silence…
Junko Okazaki a le talent de nous faire percevoir la délicatesse et la complexité de cette musique. Son interprétation de la Berceuse opus 57 en ré bémol majeur était toute de légèreté et de finesse. Cette série de notes doubles à peine décalées qui s’élèvent avec douceur et se développent avec une insistance sans pesanteur pour se délier en allers-retours, en passages d’avant en arrière est toute de subtilités délicates que Junko Okazaki a su rendre. De même avec la Barcarolle en fa dièse majeur opus 60, qui s’ouvre sur de graves accords avant de se développer paresseusement. Cette fantaisie vénitienne, entièrement rêvée puisque Chopin jamais n’alla à Venise, alterne les reflets paresseux du soleil qui se mire dans l’eau, le lent cheminement des gondoles oscillant doucement sur l’onde avec les drames qui se dissimulent au détour d’une ruelle ou l’agitation soudaine d’un envol de pigeons.
La violence de Chopin
Moins convaincantes étaient les interprétations des Ballades. Si le grondement protestataire qui s’élève du clavier demeure présent, il manque à l’interprétation de Junko Okazaki un peu de l’urgence et de la violence de la passion qui courent en permanence sous la musique, comme si l’artiste japonaise hésitait à livrer cette force brute, sauvage, qui émane de la musique, à jouer ces ruptures si bouleversantes dans l’œuvre de Chopin… Héritage de sa culture faite de subtilité et de la philosophie zen du presque rien, réserve naturelle ou difficulté de se donner à fond, jusqu’à malmener, peut-être, le piano ? il est difficile de le dire. On aurait souhaité de cette élève favorite de Vlado Perlemutter, incontournable interprète de Ravel comme de Chopin, plus d’engagement au-delà d’elle-même. On l’aurait voulue plus impliquée de l’intérieur, plus investie, n’hésitant pas à dépasser ses propres limites, à larguer les amarres, à oublier qui elle est pour se couler dans la musique et vivre à l’intérieur d’elle. Sans lui voir jouer un romantisme échevelé, on aurait imaginé plus de lâcher prise, une dissolution plus grande dans la musique. Au lieu de cela, on reste sur le bord des flots tumultueux, baigné dans un beau moment, précieux comme une pierre rare, mais sans risque de se noyer…
Le programme Chopin de Junko Okazaki
Première partie : Ballade opus 23, Étude opus 10 n° 6, Ballade opus 38, Nocturne opus 48, Ballade opus 47
Deuxième partie : Barcarolle opus 60, Mazurka opus 50 n° 3, Nocturne opus 62 n° 2, Berceuse opus 57, Ballade opus 52
Salle Gaveau – 45-47 rue La Boétie – 75008 Paris