5 Décembre 2017
La proposition de Jean-Louis Heckel et Serge de Laubier nous entraîne dans un univers immatériel pétri d’humanité, un liquide amniotique dans lequel on barbote avec bonheur.
Lorsque nous pénétrons dans le hangar aménagé en salle de spectacle, des écrans d’ordinateur sont disposés dans l’espace d’accueil. Ils sont surmontés de drôles de petites sculptures dont on découvrira à l’usage qu’elles constituent le modèle d’où dérivent les formes qui apparaissent sur les écrans. Devant chaque écran quatre petits claviers de touches qu’on manipule avec les deux mains. Comme si nous interprétions une partition, nous développons, en appuyant sur les touches, des formes qui se dessinent sur l’écran, mais aussi des sons, variables selon la manière dont nous traitons les touches. On peut ainsi, au fil de l’exploration, voir évoluer des objets en mouvement en trois dimensions, les former et les déformer, les faire muer, se fondre dans le lointain ou revenir. Nous ne le savons pas encore mais nous sommes déjà dans le spectacle, pas seulement en spectateurs passifs absorbant un contenu qu’on nous propose, mais en participants dans un jeu qui nous met en scène, d’une certaine manière.
Histoires de mains
Puis un comédien apparaît. Monsieur-tout-le-monde sinon qu’il porte sur les bras d’étranges terminaisons lumineuses et parle dans un casque. Il nous invite à entrer dans la salle de spectacle à coups de citations à propos des mains, comme dans un inventaire à la Prévert : parler avec les mains, mettre la main à la pâte, marcher main dans la main, réaliser de main de maître, à mains nues, les mains dans les poches – crevées –, de la main à la main, avoir la main légère, la situation bien en main, la haute main sur, le cœur sur la main… à ces mains restituées, peut-être faussement, par la mémoire, il faut ajouter la main que je vous passe pour poursuivre à main levée et des deux mains cette énumération pour laquelle je n’ai pas de main courante… Jeu oulipien, pataphysique et réjouissant.
Nous pénétrons à la suite du bonhomme sous une tente où nous sommes invités à laisser à l’entrée la trace électronique de nos mains, comme une pérennisation à la fois virtuelle et réelle de notre présence. Nous fûmes ici, et demeurerons en même temps présents par notre empreinte dans la grande société des hommes.
Rencontres de plusieurs types
De part et d’autre de l’espace, se faisant face, sont disposés trois rangs de transats sur lesquels nous sommes invités à nous asseoir. À chaque extrémité, deux lieux scéniques. D’un côté, celui du conteur, qui utilise, en guise de marionnettes, des mains géantes à visage humain. Elles en ont des choses à raconter, ces mains qui grimacent, bougent leurs doigts, font des moues ironiques, commentent à leur manière le discours du conteur. Face à lui – il émergera progressivement de la pénombre – un curieux exemplaire d’humanité. Il porte sur la poitrine un plastron, comme une carapace ou une cuirasse et, sur ses mains qui ressemblent à des serres de métal, les mêmes claviers que ceux que nous avons expérimentés.
Le décor est dressé. De mains il va être question, dans toute leur diversité, avec leurs histoires, et en utilisant toutes leurs terminaisons. L’espace de la tente se mettra à vivre au travers de projections sur ses parois. Des premiers hommes laissant leur empreinte dans la pénombre des grottes à nos propres mains qui dessinent sur la toile les mouvements que nous provoquons nous-mêmes et qui sont retranscrits par des caméras, c’est à un voyage à travers l’espèce humaine, nos semblables, nos frères, que le spectacle nous convie. Les mains dansent, racontent, se décomposent sur l’espace de la toile, prennent des couleurs, laissent voir les rides de la peau ou la finesse des doigts, se tordent, s’exposent.
Au rendez-vous des sens
Sous la houlette du deus ex machina qui manipule les claviers surgissent les éventails, les raies, tels des spectres colorés, et les volumes diaprés nés du mouvement ou de la décomposition des formes, une symphonie qui nous porte et nous entraîne vers les rives de l’imaginaire. Dans le même temps, le son s’empare de nous. Il sourd du sol même, passe par les bras des fauteuils, nous fait ressentir la vibration qui est son essence propre. Vibration, le mot est lâché. Elle est lumineuse, auditive mais aussi du toucher. Le corps entre en résonance avec ces histoires qui nous sont racontées mais qui sont aussi notre histoire, avec ce concert tactile qui nous invite à larguer les amarres, à naviguer au hasard, en suivant le fil du courant, en lâchant prise, pour retrouver un plaisir d’être là, une plénitude sensorielle, soigneusement mise à l'écart, en général, dans notre vie courante.
Nous sommes loin des expériences froides et désincarnées auxquelles donne lieu le plus souvent l’usage des nouvelles technologies. Outre la prouesse que représente l’installation de Serge de Laubier, compositeur, chercheur et musicien, coinventeur du Processeur spatial octophonique et concepteur du méta-Instrument et de sa technologie ultra-sensible de détection du toucher, on est séduit par le fleuve tumultueux, parfois drôle, toujours poétique qui nous ballotte et nous entraîne. On a envie d’être là et on y est bien, même si le spectacle échappe aux « catégories » : ni théâtre, ni marionnettes, ni concert de musique contemporaine, ni récital poétique, mais un peu de tout à la fois, avec un bonheur qu’on aimerait ressentir chaque fois qu’on se rend au spectacle.
Le Doux, le caché, le ravissement
Direction artistique, conception musicale, méta-Instrument : Serge de Laubier
Mise en scène : Jean-Louis Heckel
Texte et conception dramaturgique : Jean-Louis Heckel, Serge de Laubier et Catherine Hospitel
Jeu : Cyrille Bosc
Du 23 au 25 novembre 2017. La Nef, manufacture d’utopies 20 rue Rouget de Lisle - 93500 Pantin
Tél. 01 41 50 07 20 - http://lanef.org